Du ghetto au réseau (21/03/2006)

medium_Ghetto_au_reseau.jpgLes protestants évangéliques en France, 1800-2005


Sébastien Fath (Genève, Labor et Fides, 2005, 426p)

La France religieuse d’aujourd’hui n’est pas seulement une France des musées, c’est aussi une France des nouveaux convertis. On le voit au travers des conversions à l’islam, de l’essor du mouvement charismatique catholique, et on l’observe aussi en terrain protestant, avec la montée des évangéliques. La France compte actuellement environ 350000 protestants évangéliques, soit sept fois plus qu’après la Seconde Guerre Mondiale. En intégrant les Églises d’immigration étrangère, qui se sont multipliées depuis trente ans, leurs effectifs avoisinent les 400000. Ils restent très minoritaires, mais à raison d’une implantation ecclésiale nouvelle tous les onze jours depuis trente-cinq ans, leur croissance interroge. Qui sont ces fidèles évangéliques?

Comment se caractérise leur identité religieuse? Quel est leur profil social, leur parcours, leur répartition géographique? Comment s’y retrouver dans cet archipel complexe d’Églises, d’organisations, de sectes et de réseaux? Comment comprendre leur essor, en pleine période de sécularisation (déclin de l’emprise sociale des Églises)?

Autant de questions auxquelles cet ouvrage répond dans une démarche historique et sociologique. Complété par un glossaire très détaillé, une chronologie, des cartes, deux index (des lieux et des noms propres), et une bibliographie fournie, ce livre représente le premier sésame scientifique grâce auquel tout lecteur curieux peut découvrir l’itinéraire et l’identité des protestants évangéliques français. Ce caractère pionnier, joint à l’ampleur du sujet (deux siècles d’histoire) donne à cet ouvrage les qualités d’un survol, sans toujours les avantages d’une étude à la loupe. Les grandes inflexions, les lignes de force, les évolutions globales sont privilégiées sur les études de cas, sans perdre de vue l’objectif principal : faire comprendre la construction identitaire et l’implantation d’un mouvement chrétien conversionniste, en partant d’un profil de « ghetto » (isolement subi des premiers petits groupes évangéliques vers 1800) vers des logiques de « réseau » (multiplication, et articulation interdépendante des pôles évangéliques).

Appuyé sur une approche socio-historique, le parcours chronologique et thématique se déploie sur sept chapitres. L’introduction commence par un cadrage du sujet, à la fois sur le plan socio-historique et sur le plan historiographique. Elle ouvre sur un premier chapitre qui détaille les quatre critères classiques retenus par l’historien britannique David Bebbington pour définir les évangéliques (biblicisme, crucicentrisme, conversion, activisme). S’il y a une extrême diversité d’étiquettes et de profils évangéliques, il existe néanmoins des traits fédérateurs qu’il faut rappeler avec précision, en tenant compte à la fois des croyances (notamment de la culture biblique) et des structures sociales (type associatif, modèle militant).

Le chapitre 2 explique ensuite pourquoi le mouvement évangélique a pu prendre racine en France à partir de 1800. Quelles sont les matrices culturelles qui lui ont permis de naître et de se développer ? À partir d’une réflexion comparatiste, qui pose la question de la discrétion du non-conformisme protestant en France (par opposition à la tradition britannique), on pointe ici le rôle du jansénisme, du piétisme, mais surtout l’importance de l’héritage camisard et du romantisme, dont l’un de ses grands initiateurs, Jean-Jacques Rousseau, plaida pour un christianisme dépouillé de ses traditions tardives. Ces vecteurs culturels ont permis la dissémination en France de traits religieux primitivistes et individualistes (idéal des premiers chrétiens, importance du choix personnel, de la révélation intérieure). Ils vont permettre, à partir du début du XIXe siècle, la réussite de l’implantation protestante évangélique dans la France de l’Empire et de la Restauration.

Le troisième chapitre brosse l’histoire des débuts proprement dits de l’implantation évangélique en France de 1800 à 1849. Les protestants, ultra-minoritaires, reprennent alors racine en France, après plus d’un siècle d’ostracisme et de persécutions, tantôt actives, tantôt silencieuses. Ils sont stimulés par un réveil religieux qui valorise la conversion et l’autorité divine de la Bible. Au départ, ce mouvement militant est principalement l’œuvre d’évangélistes mandatés par des missions protestantes européennes (britanniques et suisses surtout). Les réseaux protestants sont donc déjà à l’œuvre, mais se heurtent, en terrain français, à un pluralisme étroitement cloisonné, dominé par le catholicisme, qui tend à reléguer les « non-concordataires » aux marges du jeu religieux, dans une forme de ghetto subi. Les années 1830-40, durant lesquelles méthodistes et baptistes consolident leurs premières bases, marquent une inflexion. La dynamique revivaliste devient plus nettement endogène. Elle est alors principalement portée par les protestants français eux-mêmes : création de la Société Évangélique en 1833, naissance des Églises évangéliques libres en 1848-49.

Cette dernière création marque le basculement dans une seconde phase, décrite dans le chapitre 4 comme une période d’essor dans la dispersion (1849-1921). Le débat sur l’importance d’Églises de convertis indépendantes devient désormais central dans le protestantisme de type réformé. Alimenté par les recrues « libristes » (dissidents réformés qui ont choisi de se séparer des concordataires en 1849), ce débat est renforcé aussi par le contexte politique général, qui voit la progression, puis le triomphe des idées républicaines. Avec l’affirmation de la IIIe République, la liberté religieuse des non-concordataires, auparavant très précaire, devient une réalité intangible. L’idée d’une rupture entre les Églises et l’État (fin du modus vivendi concordataire de 1801-1802) progresse dans le même temps jusqu’à la loi de séparation de 1905, qui place les cultes sur un pied d’égalité. Dans ce contexte porteur, l’essor d’Églises protestantes de type évangélique se poursuit, mais le rêve de protestantiser la France échoue. Les protestants (évangéliques ou pas) restent ultra-minoritaires, et les évangéliques se distinguent par un grand éparpillement, sans « cœur de réseau ». Ils se subdivisent alors entre une mouvance d’Églises de convertis indépendantes, congrégationalistes (autogestion de l’assemblée), que l’on définit stricto-sensu comme les protestants évangéliques, et une sensibilité évangélique beaucoup plus nombreuse, qui marque une grande moitié des Églises réformées de France, alors en situation de schisme interne.

Le chapitre 5 examine la nouvelle ère qui s’ouvre à partir de 1921 pour des évangéliques français désormais décidés, après les affres de la Grande Guerre, à mieux s’organiser. L’heure est à la mise en réseau, avec pour point de départ, la création de l’Institut Biblique de Nogent (1921). Cette mise en réseau a été stimulée par la réunification réformée (1938), qui accentue la cristallisation d’une identité évangélique distincte (tout en marginalisant de plus en plus, à l’intérieur de la nouvelle Église Réformée de France, la sensibilité évangélique). Un Centre Évangélique d’Information et d’Action (CEIA) est ensuite créé en 1948, l’Alliance Évangélique Française (AEF) est relancée (1953), une Association d’Églises de Professants (AEP) est fondée en 1957. Cette mise en réseau n’implique pas l’arrêt du processus d’implantation et de diversification, qui se poursuit avec comme point fort, l’affirmation du mouvement pentecôtiste, porté principalement par les Assemblées de Dieu (ADD).

Le chapitre 6 clôture le survol à dominante historique du phénomène évangélique en France. Intitulé « Le nouveau  centre de gravité du protestantisme ? (1965-2005) », il pose la question (laissée ouverte) d’une nouvelle centralité des évangéliques dans le paysage protestant français. Durant le dernier demi-siècle, les Églises évangéliques de professants ont multiplié leurs effectifs environ par sept… en pleine période de sécularisation marquée ailleurs (catholicisme en particulier) par un « héritage chrétien en disgrâce » (cf. le livre de Michelat, Pottel, Sutter). Leur taux de croissance reste nettement supérieur à celui de la population française. Cet essor s’accompagne d’une certaine maturation des réseaux évangéliques, avec la création de la Fédération Évangélique de France en 1969, puis celle du Conseil National des Évangéliques de France (CNEF) en 2003, qui rapproche AEF et FEF, tandis que les évangéliques sont de plus en plus impliqués dans la Fédération Protestante de France (FPF), même si la majorité d’entre-eux continuent à ne pas en faire partie. Populaires voire populistes, plus promptes que d’autres à un certain anti-intellectualisme, les Églises évangéliques parviennent néanmoins à se doter durant cette période de deux facultés, celle de Vaux-sur-Seine (1965) et celle d’Aix-en-Provence (1974). Bien que fragiles, elles développent un rôle d’interface et de dialogue avec d’autres univers religieux et culturels et élèvent le niveau de formation des pasteurs. Dans la seconde moitié du chapitre, quelques facteurs sociologiques sont invoqués pour expliquer la relative ‘prospérité évangélique’ observée dans le second XXe siècle : on pointe en particulier la religiosité émotionnelle, l’attrait de la norme vécue (rôle des ‘structures de plausibilités’ telles que Peter Berger les décrit), l’impact de communautés d’espérance, et la culture souvent démocratique des assemblées locales (choix des pasteurs par la base). Cette efficacité sociale s’appuie sur des réseaux qui ne se limitent pas aux régions françaises, ni à l’hexagone, mais qui s’ouvrent à tout l’espace francophone, illustrant la vitalité d’une culture religieuse qui articule le « local » et le « global » (glocalisation).

Mais cet essor à ses revers : s’il y a prospérité, il y a aussi précarité. Passée au scanner, la réalité sociale de la mouvance évangélique révèle aujourd’hui des tensions et des fragilités qui invalident le discours triomphaliste développé par certains acteurs. Tel est l’objet de l’analyse thématique développée dans le chapitre 7 : «Des prétentions au réel : un archipel fragile et éclaté». La question des dérives sectaires, qui n’épargnent pas certains milieux évangéliques, est traitée ici de front à partir des deux pentes les plus courantes : la dérive de l’autorité charismatique, quand le pouvoir du verbe du leader en vient à se substituer à la centralité de la référence à la Bible, et la dérive insulaire, quand la surenchère au ‘ghetto de purs’ en vient à couper les ponts avec la société environnante (et les autres Églises). Dans un cas comme dans l’autre, l’individu voit ses marges de choix réduites, au risque de conflits ou de ruptures douloureuses. Outre ces dérives sectaires, les protestants évangéliques sont aussi confrontés à l’impact missionnaire à double tranchant des Etats-Unis, dont les effets oscillent entre logique d’enrichissement culturel et militant, et difficulté d’ajustement liée à des déphasages importants entre le profil nord-américain et le profil français. Le déficit d’image des évangéliques français dans la société contemporaine constitue une autre marque de leur précarité sociale. Leur militantisme conversionniste et l’association souvent faite avec les Etats-Unis désservent les évangéliques, confrontés à une opinion française plutôt habituée à la discrétion du religieux. Enfin, la fragilité sociale des évangéliques se retrouve aussi dans leur extrême diversité. La tension entre forces centripètes et forces centrifuges reste très forte : tandis que certains ensembles évangéliques se routinisent et s’intègrent bien dans les structures et l’identité protestantes, d’autres travaillent sur des dynamiques revivalistes et charismatiques qui jouent parfois avec les frontières de ce qu’on peut appeler le protestantisme. Au final, six sous-ensembles forment le kaléidoscope culturel évangélique français contemporain. Ils s’intègrent dans deux familles bien distinctes.
La première, la famille piétiste-orthodoxe (environ 150.000 fidèles) regroupe les évangéliques soucieux d’une orthodoxie doctrinale et d’une piété fidèle, à distance de l’effervescence émotionnelle. Parmi eux, on distingue des tendances sociales, très piétisantes ou ascétiques-rigoristes. Mennonites, méthodistes, libristes, frères et une majorité de baptistes (entre autres) se rattachent à cette famille.
La seconde grande famille est charismatique-pentecôtiste. Regroupant plus de 200.000 fidèles, elle met l’accent sur l’efficacité miraculeuse de l’agir divin au travers de manifestations attribuées au Saint-Esprit (transe, guérison, prophétie, glossolalie –parler en langues-). Dans cette culture, c’est moins la rigueur doctrinale que l’enthousiasme (être habité de l’Esprit) qui importe. Trois sous-ensemble s’en réclament : les pentecôtistes ascétiques (de type ADD), les charismatiques d’épanouissement personnel, et le charismatisme magique, dont les caractéristiques invitent à faire l’hypothèse d’un scénario de sortie du protestantisme. Dans ce dernier sous-groupe, ce n’est en effet plus le Sola Scriptura, la centralité de la Bible qui prime, mais la centralité de l’Esprit (des esprits pourrait-on dire).

La conclusion ouvre sur des questions à poursuivre, et rappelle qu’au travers de l’exemple des protestants évangéliques, le large processus de remodelage du christianisme lucidement annoncé il y a deux décennies par Danièle Hervieu-Léger et Françoise Champion (Vers un nouveau christianisme, 1986) a poursuivi sa marche. L’épuisement de la religion d’observance arrive lentement à son terme tandis que la religion de conversion se banalise, sur une base démographique bien plus réduite, mais avec une intensité plus forte. Il ne s’agit, en l’occurrence, ni d’une disparition du religieux, ni d’un retour du religieux. S’il y a bien “mort” d’un certain type de christianisme, écho aux interrogations de Jean Delumeau (Le christianisme va-t-il mourir, 1977), si la religion occupe aujourd’hui une fonction sociale bien plus réduite que jadis, on observe dans le même temps de nouvelles dynamiques. On assiste aujourd’hui à l’aboutissement d’une restructuration qui s’adapte au caractère massif de la sécularisation (plus aucune Église ne peut prétendre parler au nom de la société), en ménageant, à l’intérieur de sociétés pluralistes, des sociabilités utopiques alternatives (ou voulues comme telles). C’est précisément sur ce créneau que se positionne le protestantisme évangélique, non sans quelque efficacité. Ce qui laisse supposer que « si le christianisme a vu son “héritage” tomber “en disgrâce”, son avenir, lui, reste ouvert. » (p.329), dans des formes qu’il appartient au sociologue et à l’historien de déchiffrer avec des outils renouvelés.

Recension de Etienne Augris 

Interview dans Le Monde

Interview dans Réforme 

Bonnes feuilles dans Réforme 

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