Militants de la Bible aux Etats-Unis (21/03/2006)

medium_militants.jpgÉvangéliques et fondamentalistes du Sud

 

Sébastien Fath (Paris, Autrement, 2004, 222p)


Un an après la guerre contre l’Irak conduite par George Bush Jr., ex-gouverneur du Texas à la piété démonstrative, des milliers d’Eglises du Sud des Etats-Unis ont «adopté» des soldats. Tout au long de l’occupation de l’Irak par l’armée américaine, les assemblées évangéliques, qu’elles soient «noires» ou «blanches», se sont engagées à prier pour eux régulièrement afin que Dieu les protège. Mais les prières visent aussi, et surtout, la situation intérieure américaine, jugée préoccupante. La sécularisation menace, la dignité humaine n’est plus respectée, aux Églises de se mobiliser! Vu depuis l’Europe déchristianisée, un tel militantisme religieux effraie. La tentation du mépris (qui rassure à bon compte) vient souvent suppléer à l’effort d’analyse. Couronné par par le Grand Prix d’Histoire Chateaubriand 2004, ce livre invite à aller plus loin.

Il décrypte un univers socio-religieux complexe, unique au monde. Plutôt que d’enfoncer brutalement des portes, il propose des clefs, puisées dans l’histoire, la sociologie et la culture d’une région qui mérite bien son surnom de Bible Belt (litt : ceinture biblique). Pour mieux s’y retrouver, plusieurs outils complémentaires sont proposés en fin de volume : un lexique, une chronologie et une bibliographie.

La plus grande chrétienté évangélique du monde

Cette partie des États-Unis correspond aux anciens États confédérés, auxquels s’ajoute le Kentucky. Ce bastion sudiste est peuplé, à l’entrée des années 2000, de 88,325,877 Américains (source : American Census). C’est parmi eux que l’on rencontre la plus grosse concentration de protestants évangéliques, chrétiens born again qui mettent en avant stricte fidélité biblique, conversion et engagement. Le temps est révolu où près de 90% de la population du Sud se rattachait à cette identité religieuse (souvent baptiste ou méthodiste). Mais sur les 70 millions de protestants évangéliques que comptent aujourd’hui les Etats-Unis, plus de la moitié résident dans le Sud, tandis que 44% des sudistes, en l’an 2000, se déclaraient toujours pratiquants réguliers (source : Barna Research Center). On comprend, dès lors, le poids de ce colosse évangélique et fondamentaliste, qui bouscule l’échiquier américain et international de son zèle missionnaire.

Ce livre reprend à nouveaux frais une enquête historiographique conduite en 1999-2000 pour un cours annuel donné à l’École Pratique des Hautes Études, à partir de matériaux collectés lors de deux missions (la dernière en août 2003 à Atlanta). Il s’appuie sur une hypothèse centrale, qui consiste à tester une hypothèse forte d’Ernst Troeltsch relative à ce qu’il appelle le “néo-protestantisme” (dans lequel il intègre le baptisme et les groupes issus de la Réforme radicale). Dans son essai sur les rapports entre protestantisme et modernité (1909), cet ami de Max Weber attribue la gestation de la modernité non pas au protestantisme luthérien et calviniste, mais à ce qu’il appelle un néoprotestantisme plus individualiste, plus sectaire, plus utopiste, hostile aux synthèses politico-religieuses en vogue à la fin du Moyen Âge. Ce sont « ces groupes si décriés et si diffamés », parmi lesquels les baptistes (principale confession protestante de la Bible Belt), qui auraient, selon Troeltsch, l’« indiscutable mérite » d’avoir « contribué à fonder le monde moderne ».

Du jazz à Elvis Presley, une terre « hantée par Dieu »

S’il est une région du monde où le type « néoprotestant » décrit par Troeltsch a prospéré, c’est bien la Bible Belt. Baptistes et méthodistes, mouvements protestants associatifs fondés sur la conversion individuelle, le biblicisme et le militantisme, s’y sont imposés comme nulle part ailleurs. Décrit comme « hanté par Dieu », le Sud des États-Unis constitue donc un terrain clé, unique par l’ampleur de sa christianisation protestante évangélique, pour tester, grandeur nature, les hypothèses de Troeltsch. C’est ce fil directeur qui donne sa cohérence au parcours socio-historique déployé dans l’ouvrage. On passe successivement en revue le tournant évangélique qui touche le Sud au début du XIXe siècle, puis les enjeux religieux de l’esclavage, de la Prohibition, du contrôle social des Églises. L’émergence et la diversité des milieux fondamentalistes est traitée de front, ainsi que l’itinéraire (souvent négligé) des Églises noires, du mouvement des Droits civiques, le rapport messianique à Israël. Cette plongée socio-historique tient aussi grand compte du contexte géographique, économique et culturel. Le jazz, la country, mais aussi le Rock n’Roll (Elvis Presley a grandi dans une famille pentecôtiste) sont évoqués de concert avec le cinéma (Autant en emporte le vent), la gastronomie (tradition des grits et du moonshine) et la littérature, à commencer par William Faulkner. Le religieux imprègne tout, mais tout le contexte spécifique du Sud imprègne aussi le religieux, à commencer par le lourd héritage de la défaite des Confédérés, « cause perdue » qui constitue encore aujourd’hui le principal vecteur identitaire distinctif de la culture sudiste.

Entre démocratie et populisme

Le type protestant associatif et non-conformiste que Troeltsch décrit comme vecteur de modernité s’avère, à l’examen, doté d’un potentiel conservateur non moins puissant. Les premiers prédicateurs revivalistes du Sud étaient pauvres, jeunes et marginaux. Ils faisaient parler les femmes, secouaient le joug de l’esclavage et des valeurs patriarcales, comme l’a bien montré Christine Leigh Heyrman (dans Southern Cross, 1998). Deux siècles plus tard, leurs descendants ont pignon sur rue, dirigent des Églises géantes comme de grosses entreprises. Acteurs majeurs de la vie sociale et économique, ils pèsent sur les débats publics et donnent volontiers le ton d’un nouveau conformisme. En situation, unique au monde, de chrétienté dominante, le protestantisme évangélique a largement atténué ses dynamiques non conformistes, même si elles resurgissent ici ou là, en particulier au sein des Black churches, moteurs de l’émancipation afro-américaine. L’effet de majorité a sans doute joué, mais aussi le potentiel populiste de la démocratie locale des Églises. Rançon de la légitimité électorale bottom-up (régulation par le bas), le pasteur dépend de l’assemblée des fidèles. Quand la méfiance pour les régulations institutionnelles s’ajoute à l’habileté de prédicateurs parfois démagogiques, les surenchères populistes trouvent un terreau fertile si les membres ne disposent pas des outils pour discerner. Ce qui pose in fine la question de la démocratie dans les Églises, par laquelle s’achève le livre.

Recension par Baptiste Coulmont
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