Sarkozy président : à lui l’avenir, à la gauche, l’heure des bilans (06/05/2007)

medium_images-8.2.jpgLa logique a été respectée, Nicolas Sarkozy, chef de l’UMP et brillant homme politique de 52 ans, était le favori après le premier tour, il a donc remporté les élections présidentielles. C’est pour lui une belle victoire, très nette, sans ambiguité.

On lui souhaite bonne chance! Il en aura besoin dans sa tâche de chef de l’Etat, et la France aussi.  

Quant à Ségolène Royal, elle n’a pas démérité, et prouvé malgré quelques erreurs, improvisations et maladresses qu’elle avait l’étoffe d’une vraie présidente. Les historiens, plus tard, lui rendront raison sur trois points:

-avoir effacé l’humiliation d’une gauche absente du second tour en 2002, en favorisant une mobilisation civique exceptionnelle, en particulier chez les jeunes

-avoir propulsé, pour la première fois, une femme en position d’éligibilité à la Présidence de la République Française,

-et avoir offert à un Parti Socialiste en crise un "Bad Godesberg à chaud" (1) (expression de Jacques Julliard), c’est-à-dire une proposition de réforme social-démocrate (comparable à la formation du SPD en Allemagne en 1959).

 

Mais avec une Gauche gravement malade depuis le «non» à la constitution européenne et un adversaire puissamment soutenu, d’une qualité qu’on n’avait plus vue depuis Pompidou, la barre était finalement trop haut.

Pour la droite, c’est maintenant le temps des projets, des introductions. Aucun doute (tant pis pour les rêveurs): elle gagnera largement les législatives et aura les moyens, pour un temps, de ses ambitions. Qu’on soit de son camp ou du camp opposé, force est de reconnaître qu’elle a gagné la bataille des idées auprès des Français.

Pour la gauche, c’est plutôt le temps des bilans et des conclusions. Mon réflexe d’historien me pousse évidemment davantage à étudier les bilans (le passé est la matière première de l’historien) plus que les projets (l’avenir, matière première du prophète)… Pirouette qui me permet de brosser rapidement quelques défis qui se présentent à la gauche dans la réflexion sur son bilan.

Ne nous voilons pas la face : la Gauche a perdu, auprès des Français, sa crédibilité. Cela ne veut pas dire qu’elle n’est plus utile, bien au contraire. Face à un président qui se déclarait lui-même, il y a peu, «plus à droite que Jacques Chirac», la gauche aura sa partition à jouer, afin d’être fidèle à son objectif traditionnel: réduire les inégalités pour que chacun ait réellement sa chance.

Mais avant, l’heure des bilans invite à l’analyse. Cinq chantiers me semblent ouverts depuis quelques années. La sèche défaite aux présidentielles 2007 devrait accélérer la réflexion.

 

Chantier 1 : redécouvrir le peuple

 Le premier chantier est celui d’un parti plus populaire. Que le PS soit devenu un parti bourgeois, un parti de «bobos» est une évidence. La critique du snobisme socialiste ne date certes pas d’hier. Dans les années 1930, les communistes raillaient les initiales de la SFIO en traduisant «Se Fout Intégralement des Ouvriers» (SFIO).

Cela ne s’est pas amélioré, au contraire. Ségolène Royal a eu l’immense mérite de se rapprocher du peuple, d’oser sortir de la langue de bois (sur les 35 heures, sur l’insécurité, sur l’ouverture au centre), de multiplier débats participatifs et ouverture sur la société civile et les régions, mais cela n’a pas suffi, face une Droite devenue plus populaire que la Gauche.

Je donnerai un simple exemple, lourd de conséquences, du déficit populaire des politiques socialistes: depuis 1981, la Gauche a conduit une politique scolaire louable sur le plan des équipements et des moyens et méthodes pédagogiques, mais très contestable sur le plan des contenus, au nom des fameux «80%» de bacheliers promis à l'époque par Chevènement.

Résultat : une dégradation profonde de la qualité des enseignements (c’est un ex-enseignant de lycée, marié à une enseignante en lycée public, qui vous écrit) et de la valeur des diplômes, au mépris des vraies idéaux d'une gauche qui croyait à la promotion sociale par le mérite. Ce pseudo égalitarisme souvent démagogique s’est retourné en privilèges pour ceux qui sont bien nés: au «peuple» une école publique où ne demande plus de rédactions argumentées, où on ne corrige plus de fautes d’orthographe, où on ne lit plus de grands auteurs (je caricature, mais pas beaucoup), aux happy few les cours particuliers, les écoles privées sélect.

Pour retrouver le chemin du peuple, la Gauche devra notamment renoncer à cette hypocrisie qui ne trompe plus grand monde, et remettre à l’honneur l’ascenseur d’une école républicaine exigeante. Sur ce point précis je suis assez d’accord avec Pierre Manent, qui soulignait un jour dans Le Monde qu’il faut passer du couple bienveillance/indifférence (des bons mots, des diplômes en chocolat, mais peu de résultat concrets à la clef et des frustrations accumulées) au couple sévérité/générosité (un système plus sélectif, mais avec des diplômes de valeur et des bourses pour tous ceux qui font leurs preuves). C’est à ce prix que le peuple français, dont une partie des citoyens s’estime «cocufiée» par une gauche qui les a trompés sur la marchandise, reviendra vers les socialistes, ou ceux qui les remplaceront sur le même créneau.

 

Chantier 2 : construire une social-démocratie à l’européenne

Le second chantier est celui d’un parti social-démocrate ancré en Europe. Les élections présidentielles ont notamment confirmé deux choses. D’abord, le déclin des extrêmes gauches (alter, trotskystes, LO, communistes). Ensuite, le caractère ingérable d’une gauche extrême qui, par son irréalisme infantile, se montre l’alliée objective de l’ultralibéralisme économique (ravie de cet épouvantail commode). Oui, je l’affirme: Besançenot et Laguiller sont les meilleurs alliés (involontaires) des Berlusconi, Tapie et tutti quanti.

Que l’extrême gauche ait une fonction thérapeutique ou prophétique, soit. Mais elle a moins que jamais vocation à gouverner, c’est-à-dire à améliorer concrètement la vie des gens par la vertu des réformes.

De toute manière, le PS n’a aujourd’hui plus le choix qu’avait Mitterrand. Avec un PC à 18%, il était possible d’ouvrir sur l’extrême gauche. Avec un PC groupusculaire, c’est terminé. L’avenir du PS sera au centre gauche et à la social-démocratie, ou il ne sera pas, et Ségolène Royal, avec un courage mal récompensé, a montré la voie en tendant la main, entre les deux tours, à François Bayrou. Cette réorientation social-démocrate est aussi synonyme d’Europe, où partout, la social-démocratie s’est bien épanouie.

Si elle se souhaite un avenir, il est temps que la gauche française sorte de Jurassic Park et du camp suicidaire du «Non» (référendum 2005 sur la constitution), et accepte l’idée que l’Europe des petits pas et des grandes ambitions constitue l’horizon obligé de tout réformisme social-démocrate efficace.

 

Chantier 3 : accepter une fois pour toute une économie de marché globalisée

 Le troisième chantier est l’acceptation pleine et entière d’une économie de marché globalisée, sur laquelle il est inconcevable de revenir à moins de fermer les frontières et de se placer sous embargo. Dans le schéma d’une économie de marché globalisée, l’Etat national-Père Noël (y’a ka créer des emplois publics, y’a ka augmenter salaires et retraites etc…) cela ne marche pas car cela creuse la dette, alourdit la fiscalité, multiplie les délocalisations.... et pénalise les jeunes, premières victimes collatérales d'un fardeau trop lourd à porter.

Ségolène Royal a eu le mérite de mieux valoriser l’entreprise que Lionel Jospin et François Mitterrand, mais dans son débat avec Nicolas Sarkozy, c’est ce dernier qui est apparu le plus crédible économiquement aux yeux des Français. Cela veut-il dire que la gauche doit faire du Sarkozy? Non bien-sûr.

Car accepter l’économie de marché n’empêche pas d’arbitrer sur la manière de la réguler. Et là, les différences gauche-droite gardent tout leur sens. Un exemple: quand Nicolas Sarkozy choisit le bouclier fiscal pour les plus riches et l’abolition des droits de succession, il privilégie la rente, les héritiers, l’ordre établi. Il est de droite, sans imagination. Quand Ségolène Royal met le paquet sur les emplois tremplin pour les jeunes, elle privilégie la jeunesse, ceux qui n’ont pas de patrimoine, le sang neuf. C’est une optique clairement de gauche, sans être outrancièrement étatiste pour autant (car la mesure coûtait nettement moins cher que les heures sup’ exonérées proposées par Nicolas Sarkozy).

Le PS (notamment des éléphants comme Emmanuelli) a encore une grosse marge de progression dans cette réflexion, car d’autres propositions du catalogue présidentiel de Ségolène témoignent bien de la persistance de vieux réflexes dirigistes et excessivement étatistes, qui n’ont plus lieu d’être dans notre société de marché globalisée du XXIe siècle.

 

Chantier 4 : abandonner le messianisme politique

Le quatrième chantier que révèlent les dernières semaines de la campagne est le nécessaire abandon d’une conception messianique de la politique. La gauche française a longtemps été saturée d’utopie (celle du Grand Soir, de la «lumière après la nuit», dixit Lang en 1981, etc…).

Du coup, le combat politique se pare d’une dimension presque religieuse, et très manichéenne, où la gauche se considère propriétaire du Bien et de la Morale, face à une Droite jugée soit intellectuellement retardée, soit immorale, soit moins humaine. Il faut arrêter. Cette conception, historiquement située dans ce que les sociologues appellent la «modernité» et ses grands récits émancipateurs, ne marche plus aujourd’hui (si tant est que cela marchait bien hier?), car les temps ont changé.

L’ultra-modernité dans laquelle nous vivons est désenchantée. Les leçons de morale, les grands récits émancipateurs font moins recette. Et les indignations pincées de la gauche indisposent plus qu’autre chose, d’autant plus que les citoyens, mieux informés qu’ils ne l’ont jamais été (vertus d’Internet entre autres) se rendent bien compte que les donneurs de leçon sont rarement blancs comme neige…. Les citoyens attendent moins de discours manichéens et messianiques («changer la vie», etc…), et plus de pragmatisme, de modestie et d’efficacité.

Là dessus Ségolène Royal avait bien commencé sa campagne (son fameux «je n’ai pas réponse à tout», son refus de critiquer directement Nicolas Sarkozy…) et elle l’a très mal terminée.

Influence du PS? Fatigue? Retour aux habitudes de son camp? Toujours est-il que sa diabolisation très excessive de Nicolas Sarkozy, ces dernières semaines, son appel du vendredi 4 mai 2007 à «se dresser pour la lumière» (sic) et sa diatribe sur «l’immoralité politique» de son adversaire, lors du débat télévisé du 3 mai, ont été clairement contre-productives.

Les Français n’ont pas aimé, et je comprends pourquoi. De la même manière, les discours alarmistes, moralisateurs et vindicatifs de certaines organisations de Gauche du style : «s’il est élu, ce sera tout de suite la France dans la rue, etc.») renforcent eux-aussi Sarkozy, par leur extrémisme pathologique et peu respectueux du choix des électeurs.

Il est temps de se calmer, et de réapprendre une certaine humilité, une certaine modération, une capacité d’autocritique, face à des questions qui sont tout sauf simples, et qu’on ne résoudra pas avec des équations idéologiques tranchantes. Ce cap sur une politique du possible, pragmatique et moins idéologique, est aujourd’hui une réalité (et ce n’est pas si mal). Il constitue une forme désenchantement du politique, qui emboîte le pas au désenchantement précédent du religieux.

Ce qu’on ne voulait plus hier des religions (des anathèmes, des jugements de valeur abrupts, des leçons de morale hautaines, une dévaluation de l’autre s’il ne pense pas ‘comme il faut’), on ne le veut plus non plus aujourd’hui des politiques.

 

Chantier 5 : faire triompher une Deuxième Gauche post-soixante-huitarde

Le cinquième chantier est de faire revenir au premier plan une «Deuxième gauche» républicaine et post-soixante-huitarde, en écartant deux options dépassées: le jacobinisme pré-soixante-huitard (étatisme dirigiste à la mode Pierre Mauroy) et l’alter-gauche soixante-huitarde.

J’explicite: il me semble que les échecs récents de la gauche s’expliquent notamment par une mauvaise lecture des effets à long terme de 1968.

Les uns ont ignoré la demande de démocratie locale issue de 1968, en poursuivant une tradition étatiste un peu paternaliste (ce sont ceux que j’appelle les jacobins pré-soixante-huitards).

Les autres (l’alter-gauche soixante-huitarde) ont retenu de 1968 l’aspect libertaire et utopique (Bob Dylan au pouvoir!), sans se rendre compte des effets pervers. Ces derniers ne sont pourtant pas minces. Ils ont miné l’idéal républicain de l’égalité devant la Loi, et nourri une société du «jouir sans entraves» qui a certes favorisé les libertés individuelles (et tant mieux), mais plus encore les marchands, ravis d’un modèle de société où l’ego et le plaisir immédiat poussent à avoir plus qu’à être, au jetable plus qu’au durable.

Les drames sociaux du divorce (énormes parmi les couches populaires, et largement sous-estimés dans les analyses: paupérisation, difficultés de logement, conflits à la clef, enfants perturbés) sont un dégât collatéral de ce discours, plébiscité par les publicitaires, du narcissisme consumériste, et les Français le constatent très concrètement chez-eux ou autour d’eux.

Quand Nicolas Sarkozy a parlé de solder l’héritage 1968, le dimanche 29 avril 2007, il savait ce qu’il faisait. Contrairement aux cris d’orfraie de bien des analystes, je suis prêt à parier qu’il a gagné ce soir-là des centaines de milliers de voix, et poussé Ségolène Royal à la faute.

Pourquoi? Parce que jusque là, une des forces de Ségolène Royal (voir ma note d’octobre 2006) avait justement été de prendre du recul par rapport à l’héritage 1968. Un «droit d’inventaire», en quelque sorte, que d’autres leaders européens de Gauche (Tony Blair par exemple, Jack McConnell en Ecosse, Schröder en Allemagne, sans parler des démocrates américains) ont exercé aussi sous d’autres cieux.

En obligeant par ses propos ouranciers Ségolène Royal, poussée par ses amis du Parti Socialiste, à défendre en bloc 1968, Nicolas Sarkozy l’a décrédibilisée auprès d’un électorat populaire qui appréciait justement son positionnement décalé, à la fois sensible aux dégâts du désordre libertaire, et favorable à l’ordre, aux valeurs, à la famille.

Le chantier qui se présente désormais est de renoncer à la fois à une défense béate de 1968 (dont l’ultra-libéralisme des mœurs n’a pas eu que des effets positifs, encourageant aussi l’ultra-libéralisme économique, par exemple en précarisant des millions de Français qui n’avaient pas les moyens, comme les bourgeois parisiens, de «refaire» confortablement leur vie après un ou plusieurs divorces), tout en refusant (au contraire de ce qu'a fait Sarkozy dans son discours du 29 avril 2007) de jeter le bébé avec l’eau du bain.

Ni une posture pré-68, ni une position 68, mais une option post-68, qui s’adosse sur les acquis et rejette les scories.

Un des acquis fondamentaux de 1968, outre l’émancipation des femmes (sans 1968, la candidate Ségolène n’aurait jamais existé!), reste la contestation de l’autorité verticale abusive d’un Etat-Léviathan (ou d’un clergé trop hiérarchique), par la promotion des collectifs citoyens, de l’auto-gestion, d’une pédagogie plus respectueuse des élèves, de la société civile responsable. Tout ceci pourraît être résumé par une expression, la «société de confiance».

Faire confiance aux citoyennes et citoyens, aux associations, aux solidarités locales, aux entreprises, aux lieux de médiation, est un immense facteur de progrès. Tout cela, la gauche d’aujourd’hui et de demain a tout à gagner à le défendre et le valoriser, car c’est sur ce terrain de la société civile que la France du XXIe siècle pourra le mieux résister aux bourrasques de la mondialisation économique.

Cette défense des forces vives de la société civile, la Deuxième gauche (héritière de Michel Rocard et de Jacques Delors) l’a plaidée depuis longtemps. Mise sous l’éteignoir par François Mitterrand et son cercle de jacobins étatistes (épaulés par leurs supplétifs improbables, les alter-gauchistes libertaires), elle a ressurgi dans certains aspects du programme de Ségolène Royal (et plus encore, dans sa pratique politique).

Mais il reste du boulot à accomplir pour replacer au premier plan cette pensée qui place le partenariat Etat régulateur et société civile dynamique au cœur de sa démarche.

Les chausse-trappes sont nombreux: outre ceux déjà mentionnés, il y a aussi la tentation d’un ‘communautarisme light de gauche’, bon chic bon genre, qui empile les revendications de «communautés de victimes» (friandes en subventions et en tribunes bruyantes) en perdant en route l’idéal républicain de l’égalité devant la loi. C'est pourquoi la rénovation de la Gauche, si elle ne veut pas trahir son principal héritage post-1789, devra se faire sur une base clairement républicaine. Car l'enjeu n'est pas "ou" la République, "ou" une société civile dynamique, mais les deux à la fois!!!

Il y a du pain sur la planche. Mais malgré les obstacles, la gauche de demain ne peut se payer le luxe d’écarter cette voie médiane d’une Deuxième gauche républicaine post-soixante-huitarde, car revenir aux vieilles lunes de l’alter-gauche soixante-huitarde (infantile) ou du jacobinisme pré-soixante-huitard (sénile) conduira, dans le Village Global du XXIe siècle, à son suicide.

 

(1) La formule phare du nouveau SPD allemand adoptée au congrès de Bad Godesberg était: «le marché autant que possible, l’intervention publique autant que nécessaire».

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