Discours de Latran : quand Nicolas Sarkozy fait un pied de nez à la laïcité (21/12/2007)

6c20597e987e9061300bfb5a0812ee1c.jpgLe président de la République Française, Nicolas Sarkozy est désormais (selon une curieuse tradition) chanoine d’honneur de Saint-Jean de Latran.

Lorsqu’il avait écrit un ouvrage sur la République, les religions, l’espérance, j’avais «suspendu mon jugement», évitant les conclusions hâtives.

Je n’avais pas rejoint ceux qui pensaient que le candidat Sarkozy trahissait la laïcité (car après tout, la laïcité ne signifie pas la mise au rencart des religions).

Mais je n’avais pas non plus rejoint les autres, qui applaudissaient à tout rompre une vision jugée enfin «ouverte» de la laïcité (car après tout, la laïcité bien comprise n'a pas besoin d'être «ouverte» pour bien remplir son rôle et respecter chacun, religieux ou pas).

24c656705ed47616f056fca7002705db.jpg Après le discours de Latran que Nicolas Sarkozy vient de prononcer devant la Curie romaine (20 décembre 2007), le malaise s'installe: on peut se demander si Nicolas Sarkozy a vraiment compris la laïcité.

Pire, tout en voulant, au passage, lui rendre hommage, il semble (volontairement? involontairement?) lui faire un pied de nez en écornant le plus élémentaire devoir de réserve laïque et républicain.

Tout n’est certes pas mauvais dans ce discours riche et fort, qui comporte un changement de ton qu’on peut juger, sur certains points, rafraîchissant (accent -même maladroit (1)- sur l’espérance, notamment). Mais il y a trop de scories et d’énormités pour qu’on applaudisse. On compte au moins onze erreurs (fautes!) dans ce discours. Les voici, citation à l'appui.


ebe16f4af2657b5536c5b533eb905dad.jpg1. Nicolas Sarkozy parle de «lien si particulier qui a si longtemps uni notre nation à l’Eglise».

ERREUR. Il faudrait dire "à l’Eglise catholique". En régime de laïcité, le titre d’Eglise n’a pas le sens que lui donne le dogme catholique (à savoir que le terme "Eglise" ne serait appliquable que pour l’Eglise catholique).

Il a la signification que lui donne le sens commun (et les historiens), c'est-à-dire qu'une Eglise est un rassemblement de chrétiens, qui peuvent se rattacher aux Eglises catholiques, orthodoxes, protestantes.



de039fbc88bf6829604bfaf675eeac4c.jpg2. «C’est par le baptême de Clovis que la France est devenue Fille aînée de l’Eglise». Et Sarkozy d’ajouter: «Les faits sont là» (sic)…

FAUX ! Ce titre a été conféré plus d’un siècle après le baptême de Clovis, par le pape Etienne II, parce que Pépin le Bref, au prix d’une guerre sanguinaire, avait battu les Lombards et donné leurs terres en dépouille au pape, constituant l’embryon des Etats pontificaux. Reluisant héritage…

Par ailleurs, «Fille aînée de l’Eglise» est une notion médiévale, largement désuète. Il n'est pas digne d'un chef d’Etat républicain et laïque de s'approprier sans recul cette formule quand il représente la France du XXIe siècle.

Rappelons que Jacques Chirac, dans son discours du 20 janvier 1996, avait, lui, fait plutôt mieux, en déclarant, je cite: "Mon émotion est faite du souvenir des liens historiques qui, depuis Pépin le Bref et Charlemagne, unissent la nation française à la première Eglise de la chrétienté. Ici, plus que partout ailleurs, la France se souvient de son titre de «fille aînée de l'Eglise» .

C’était mieux, d’abord parce que la référence historique était juste alors que Nicolas Sarkozy s’est trompé, c’était mieux aussi car tout en faisant assaut d’amabilité pour le «Très Saint-Père», Jacques Chirac avait au moins précisé que l’Eglise catholique est «la première Eglise de la chrétienté», ce qui, en bon français, signifie qu’elle n’est pas la seule.



77e8442557fa5d987d209392e83d1c87.jpg3. « En faisant de Clovis le premier souverain chrétien »….

FAUX ! Les chrétiens orthodoxes, qui ont meilleure mémoire que ceux qui ont rédigé le discours présidentiel, savent bien, eux (ainsi que tout historien laïque qui se respecte) qu'à Byzance-Constantinople, il y avait depuis belle lurette des empereurs aussi "chrétiens" que Clovis...

Plus d'un siècle avant Clovis, en fait… Un laïque ne devrait-il pas se nourrir aux sources d’une histoire déconfessionnalisée, plutôt que de tomber dans la légende national-catholique inexacte?


6111ae7dc8b939604175e40446076314.jpg4. Long développement sur «les racines chrétiennes de la France», sans un demi-mot, ou presque (timide référence au «pasteur», dans le dernier quart du discours), sur le protestantisme. Ni sur l’orthodoxie.

Les racines chrétiennes de la France sont-elles exclusivement catholiques? FAUX.

D’accord, c’est un discours à Rome. D’accord, aussi, pour dire que le catholicisme français a énormément apporté, bien plus que n’a pu le faire le protestantisme, persécuté puis mis au ban durant plus d’un siècle.

Il est normal de rappeler ce riche apport catholique.

Mais un chef de l’Etat laïque ne doit-il justement pas assumer son rôle en évitant de trop flatter son hôte confessionnel, rappelant au passage que la France a AUSSI compté, et compte toujours, d’autres christianismes, d’autres Eglises, que l’Eglise catholique?

Et quid du judaïsme français? De l’islam de France?

Les «cultes», discrètement évoqués, méritaient un peu plus d’attention de la part du chef de l’Etat d’une République laïque, ne serait-ce que pour aiguiller Benoît XVI (un peu dur de la feuille quand on lui parle d’autres «Eglises») vers plus d’ouverture..


eacb46cebad3445faf5128731ead8470.jpg5. Saint-Jean de Latran est décrite comme la " tête et la mère de toutes les églises de Rome et du monde ", reprenant mot pour mot le vocabulaire confessionnel.

ERREUR GROSSIERE ! Mais de qui se moque-t-on? Près d’un milliard de chrétiens ne reconnaissent pas Saint-Jean de Latran comme leur cathédrale.

Nicolas Sarkozy les tient-il pour quantité négligeable? Où est la laïcité quand on reprend sans recul la rhétorique hégémonique d’une seule Eglise?



bd139a06a1908bc2314f3bdb804f3210.jpg6. «Tout autant que le baptême de Clovis, la laïcité est également un fait incontournable dans notre pays».

FAUX ! Mettre le baptême de Clovis au même plan que la laïcité est une contre-vérité.

Pour la France du XXIe siècle, la laïcité est bien plus «incontournable» que le controversé (et antédiluvien) baptême de Clovis...



22086ba2723e41c99c9f69e49a34d52e.jpg7. «La laïcité (…) a tenté (…) de couper la France de ses racines chrétiennes»

FAUX. Le laïcisme, c’est-à-dire l’interprétation intolérante et antireligieuse de la laïcité, a pu parfois glisser vers cette pente.

Mais de 1905 à nos jours, la laïcité en tant que telle et ses promoteurs n’ont jamais «tenté de couper la France de ses racines chrétiennes».

Confondre laïcité et laïcisme, c’est comme confondre catholicisme et intégrisme, ou islam et islamisme: c’est faire un amalgame malvenu qui, au bout du compte, affaiblit la force de l’idée laïque.



47d4bb2286f722644f36df250a928647.jpg8. «la religion catholique qui est notre religion majoritaire»…

ERREUR ! Le dernier sondage Monde des Religions (publié en janvier 2007) révèle que 51% des Français se déclarent encore catholiques… mais que seuls 52% de ces catholiques déclarent croire en Dieu!

Par ailleurs, seuls 8% vont régulièrement à la messe (au moins une fois par semaine).

Ceci ne décrit pas une religion majoritaire, mais une religion devenue depuis peu minoritaire (et les tendances de fond n’indiquent aucun renversement de conjoncture): tous les sociologues du catholicisme confirment du reste que les catholiques français vivent leur identité et leur pratique comme désormais minoritaire.

A la limite, la culture catholique est peut-être encore majoritaire (la fameuse "christianitude" évoquée par Emile Poulat). Mais la religion catholique, certainement pas.


eb40e1cc05522b95d0023196c839d29f.jpg9. Valoriser exactement sur le même plan la «racine» chrétienne et la laïcité, comme s’il s’agissait d’une même logique...

Voilà une autre ERREUR. La laïcité n’est pas sur le même pied que la «racine» chrétienne (catholique, dans l’esprit de Nicolas Sarkozy).

La laïcité est une forêt qui oxygène aujourd’hui notre pays en se nourrissant de racines multiples : catholique d’abord, mais aussi protestante, juive, musulmane, orthodoxe, anticléricale, agnostique, athée… Elle surplombe et régule une diversité d’héritages et de convictions.



f269b1d07ae9699acf91c13228b18e6c.jpg10. L’appel à la «laïcité positive», à la fin du discours, entend pointer le souci de considérer que les religions sont «plutôt un atout».

Souligner l’utilité sociale de la religion, pourquoi pas, mais suggérer que quand elle n’est pas «positive», la laïcité considère mal les religions, c’est une ERREUR.

Il existe certes, en France, un courant antireligieux substantiel, qui instrumentalise volontiers la laïcité pour combattre toute expression religieuse visible, et c’est sans doute à cela que Nicolas Sarkozy fait allusion.

Mais cette instrumentalisation, répétons-le, relève plus du laïcisme (caricature de laïcité) que de la laïcité. La laïcité n’a pas besoin de se dire «positive» pour respecter les religions!

Des chantres de la laïcité comme Jules Ferry (ci-dessus) ou Aristide Briand respectaient la religion, et tant d’autres ont fait de même, depuis!


e3744bd0be5ec3ae332cf455c67e0ff8.jpg11. «Depuis toujours, la France rayonne à travers le monde par la générosité et par l'intelligence».

ERREUR… Même si dans l'idéal, on aimerait sans doute que ce gros mensonge soit vrai... Ici, la laïcité du président Français ne pêche pas par excès de catholico-centrisme, mais par idolâtrie nationale (autre forme d’entrave à la laïcité, car cette dernière encourage le savoir critique plutôt que les idolâtries).

Non, la France n'a pas rayonné de générosité «depuis toujours».

On croirait entendre George W.Bush et sa religion civile autosatistaite!

La France a parfois rayonné, c’est vrai, peut-être même plus souvent qu’à son tour, mais elle a aussi jeté parfois beaucoup d’ombre autour d’elle, et cela, dans des temps historiques déterminés, certainement pas «depuis toujours».


3fb8f40f7e3f81a04ecbd8f90bccf1e4.jpg Conclusion : il existe une tradition de discours romains où nos monarques républicains ou leurs représentants font «manger leur bonnet phrygien» aux partisans d’une laïcité appliquée.

De Gaulle (en 1959) Chirac (en 1996) et maintenant Sarkozy (2007), mais aussi plusieurs ambassadeurs se sont déjà illustrés dans ce registre pittoresque du voyage à Rome.

On ne peut pas reprocher à Nicolas Sarkozy d’avoir radicalement innové lorsqu’il flatte "Sa Sainteté" et son Eglise (2). En revanche, on peut s’interroger sur le nombre particulièrement élevé de distortions qu’il fait subir au regard laïque.

 

2572433556ed34f88e89b5105736e564.jpgEt se demander POURQUOI?

-A/ Est-ce pour se faire pardonner son parcours personnel bien peu conforme aux normes catholiques? Non-pratiquant notoire, deux fois divorcé, partisan acharné du travail le dimanche ("jour du Seigneur"), Nicolas Sarkozy n’a rien d’un candidat à la béatification par Benoît XVI...

Pas impossible qu’il y ait un peu de cela, mais l’explication me paraît mesquine et, en tout état de cause, très insuffisante.

-B/ Est-ce par provocation calculée, pour faire basculer le centre de gravité du camp laïque vers plus de décontraction et d’ouverture, défiant ouvertement les excès laïcistes pour lesquels il n’a que réprobation, mais sans transiger sur l’essentiel?

C’est bien possible en effet, et si tel était le cas, le camp laïque pardonnera beaucoup à notre nouveau chanoine d’honneur.

-C/ Mais une troisième explication n’est pas à exclure: on se situerait dans la perspective d’une fragilisation de l’édifice (déjà lézardé) de la culture laïque républicaine, quitte à risquer de ne faire de la laïcité qu’une famille de pensée parmi d’autres (alors qu’elle s’avère en principe l’espace commun au sein duquel cohabitent les familles de pensée).

Gageons que cette hypothèse n’est pas la bonne...?

Mais alors, souhaitons que le président Nicolas Sarkozy, par des discours plus équilibrés, sorte de ce mélange d'amateurisme apparent, de provocation et de confiture confessionnelle, et qu'il rassure les Français sur sa compréhension d’une société à la fois profondément laïque et profondément pluraliste, aux «racines» multiples.

 

(1) Accent maladroit, car en lisant le discours sarkozyen, on a le sentiment que la religion a le monopole de l'espérance, ce qui est  faux, à moins d'adopter une définition ultra-extensive de la religion, qui intégrerait, par exemple, les idéologies politiques.

(2) A noter que si Nicolas Sarkozy a rivalisé d'amabilités, le pape catholique, vieux briscard peu perméable aux flatteries, a été bien plus mesuré. La diplomatie vaticane a décrit les entretiens entre Benoit XVI et Nicolas Sarkozy comme "cordiaux". L'équivalent de la mention "honorable" pour une thèse de doctorat, c'est-à-dire loin de la félicité du "très honorable avec félicitations".

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