Hrant Dink, martyr de l'Arménie.... et protestant oublié (17/02/2007)

medium_H.Dink.jpgAlors que commence une visite officielle en France du président de l'Arménie, au cours d'une année 2007 décrétée "année  de l'Arménie", n'oublions pas la mémoire de Hrant Dink (1954-2007), intellectuel et journaliste turc et arménien assassiné à Istanbul le 19 janvier 2007 à l'âge de 52 ans. Détail qui a son importance, j'ai appris récemment que ce martyr de la liberté et de l'Arménie était... protestant, et non seulement protestant, mais marqué par une tendance évangélique. Comme aurait dit Pierre Desproges, "étonnant, non?"

J'ai alors fait ma petite enquête.

Rédacteur en chef du journal Agos (litt., "sillon", hebdomadaire bilingue, turc et arménien), Dink fut le premier à ouvertement lever le tabou, en Turquie même, sur le génocide dont les Arméniens ont été victimes de la part du régime turc au début du XXe siècle. Avant d'en mourir, sous les balles d'un fanatique de 17 ans (qui aurait bénéficié de certains appuis au sein de la police), Hrant Dink a mené une vie bien remplie, sous le sceau d'un engagement au service de la liberté, de l'intelligence et de la justice. Intellectuel engagé à Gauche, emprisonné à trois reprises, il rêvait de remplacer les murs par des passerelles. 

 medium_Dink.jpg100.000 personnes sont venues à son enterrement, et le Parlement européen lui a consacré une minute de silence, témoignage de l'admiration que ce grand journaliste pouvait susciter. Cet homme avait cette qualité rare (aussi rare d'ailleurs en Turquie qu'en France) de ne se laisser asservir par aucun conformisme.

Un exemple: il avait eu l'l'audace de trouver ridicule et surtout dangereuse la loi française sur le génocide arménien, considérant qu'il s'agissait là d'une atteinte grave à la liberté d'expression. Lui, Arménien, dont la famille avait été victime du génocide, il estimait qu'on devrait avoir le droit, en démocratie, de nier un génocide. Il était allé jusqu'à dire: "si cette loi passe, j'irai en France, et bien que ce soit contraire à mes convictions, je nierai le génocide".... Bref, cet homme n'était pas un mouton de Panurge, il était indomptable. Et il en est mort. 

La presse et la télévision française ont consacré de nombreux reportages à Dink. Mais un point n'a jamais été mentionné, pas même dans l'hebdomadaire Réforme (qui, obnubilé par le décès de l'abbé Pierre, a fait l'impasse sur l'assassinat de Dink, pourtant lourd de conséquences). Dans le long et bel hommage publié dans Le Monde sous la plume de Nilufer Göle et Laurence Ritter,  Dink est décrit comme "une conscience, un homme généreux, un homme de coeur", un "bâtisseur de ponts", un "visionnaire", mais pas un mot sur un aspect pourtant essentiel du parcours de ce martyr de la liberté de penser. Ce point aveugle manqué par toute la presse française n'est autre que le protestantisme de Dink. Or, ce protestantisme est tout sauf anecdotique.

medium_Dink2.jpgHrant Dink était en effet un protestant convaincu. Non seulement un protestant, mais issu du mouvement évangélique. Il a en effet grandi dans l'orphelinat arménien Gedikpaça à Istanbul, géré par l'Eglise évangélique arménienne. Sous la houlette du pasteur évangélique Hrant Güzelyan, Dink s'est progressivement imprégné d'une éducation et d'une foi protestante qu'il n'a jamais renié, même si sa pratique religieuse a décliné à mesure que ses engagements politiques devenaient voraces.

C'est dans ce cadre protestant évangélique que Dink a rencontré son épouse, Rakel (qui partageait la même foi). Dink fut ensuite un membre suffisamment actif dans l'Eglise évangélique arménienne pour obtenir, pendant un temps, un poste de responsabilité dans le conseil de l'Eglise. Son engagement chrétien ne s'arrête pas là, puisque Dink s'est aussi signalé par son attachement au camp de jeunesse arménien de Tuzla (qui dépendait de l'Eglise évangélique arménienne). Après en avoir été longtemps directeur, il avait dû batailler, finalement en vain, contre le gouvernement, qui s'est saisi de ce camp, jugé trop gênant.

Homme de paix, ouvert à la réalité orthodoxe de la majorité des Arméniens de Turquie, Dink n'était pas étroitement protestant, mais chrétien avant tout. L'Eglise arménienne orthodoxe (qui a bien du mal à reconnaître la réalité autonome de l'Eglise arménienne évangélique) le considérait d'ailleurs comme un de ses fils, en dépit de ses attaches protestantes. Son épouse Rakel (photo ci-dessous), après sa mort, a laissé un témoignage explicite (censuré par les autorités turques). Que l'on soit croyant ou pas, ce texte apparaît comme d'une rare profondeur. Rakel y cite longuement la Bible (1 Corinthiens 13), signe d'une espérance chrétienne partagée jusqu'au bout par les deux époux. Ce texte est intitulé "Lettre à mon bien-aimé".

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Membre de l'Eglise évangélique de Gedik Pasa, Dink a été pleuré lors d'un culte spécial par toutes les communautés évangéliques arméniennes de la planète, dont en France. Je précise à ce sujet que c'est grâce au pasteur évangélique arménien Gilbert Léonian, que j'ai rencontré lors d'une table ronde à l'Alcazar de Marseille cette semaine (en compagnie, entre autres, de Jean-François Colossimo), que j'ai appris l'identité religieuse de Dink.

Très vivaces à Marseille, les Eglises évangéliques arméniennes françaises savaient ce que le reste du protestantisme français, semble-t-il, ignorait, à savoir le profond ancrage protestant de Dink.

Lors de ce fameux culte du souvenir, qui, en France, a été conduit à Marseille le 29 janvier dernier,  le pasteur Hrant Güzelyan lui-même (celui qui avait élevé Dink à l'orphelinat évangélique) a été invité à officier. Dans la photographie ci-dessous, on le voit aux côtés du pasteur Léonian. 

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Dink s'est exprimé plus d'une fois sur son protestantisme. Il ne considérait pas ses convictions religieuses comme sans importance, mais au contraire comme un moteur de son identité et de son parcours. Il déclara notamment: "Je dois avouer que mon éducation dans une église protestante a contribué à ce que je développe une incroyable dimension multiculturelle. Tout d'abord, elle m'a donné un atout supplémentaire par rapport à la communauté arménienne de Turquie qui est essentiellement de croyance orthodoxe. J'ai grandi avec les principes de la culture et de l'éthique protestantes, me donnant le sens critique dès mon plus jeune âge car la tradition protestante mène à interroger le monde".

 

En restant sur mon terrain d'étude (le protestantisme), je tire trois leçons de ce parcours. 

1. Dink est un des exemples qui rappelle qu'un parcours qui rencontre l'identité protestante et évangélique peut aussi s'inscrire dans l'axe d'une radicalité politique très différente du conservatisme moral et droitier qui marque, c'est vrai, une majorité d'évangéliques états-uniens.

2. L'absence totale de référence au protestantisme de Dink à sa mort illustre une fois de plus la cécité des médias français au facteur religieux, doublement agravé dans le cas de Dink, d'abord parce qu'il était protestant (cékoiça?) et ensuite, protestant d'étiquette 'évangélique' (un label plus spontanément associée à Bush qu'à un martyr de la liberté d'expression dans l'inconscient médiatique français).

3. Dink illustre, à tout le moins, la dimension de "méta-ethnicité" que peut revêtir le christianisme, notamment dans sa version protestante et évangélique. J'emprunte le concept de méta-ethnicité au sociologue Jean-Claude Girondin, auteur d'une remarquable thèse sur les Eglises évangéliques antillaises, pour désigner une identité religieuse qui décloisonne les barrières ethniques (qu'elles soient antillaises, métropolitaines, turques ou arméniennes) au nom d'une identité jugée plus universelle, celle du christianisme. Il me semble que le parcours de Dink a plaidé pour ce dépassement des murailles ethniques en s'appuyant sur la culture critique du protestantisme, et en s'appuyant aussi sur la dimension transnationale du courant évangélique (qui a toujours refusé le cloisonnement des Eglises nationales d'Etat).

Il fallait rappeler au public ces éléments oubliés, car comment comprendre un homme qu'on tue pour ses idées, si l'on fait l'impasse sur ses convictions religieuses?  

 

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