Les évangéliques, c’est quoi ? (13/04/2006)

Mon premier terrain de spécialisation au CNRS, ce sont les Églises évangéliques. Je dis bien évangéliques, et pas évangélistes, terme impropre!! Je les étudie maintenant depuis une douzaine d’années, et il faut reconnaître qu’il y a beaucoup de travail à faire. Il s’agit en effet d’un phénomène religieux en pleine expansion : entre 400 et 500 millions de personnes sur les cinq continents (en comptant la mouvance pentecôtiste-charismatique). Cela fait du monde…. Entre sept et huit fois la population totale de la France. Mais de quoi s’agit-il ? Comme on me le demande très souvent, je me suis dit qu'il serait utile d'en parler dans ce blog.

Trois complications surgissent quand il s’agit de définir les évangéliques.

1ère complication : c’est un mouvement transconfessionnel, ce qui rend leur identification parfois délicate. «Évangélique» ne se rapporte à aucune Église particulière. On peut être presbytérien et évangélique, ou être presbytérien et ne pas être évangélique. Même chose pour le méthodisme, le baptisme, et de multiples courants protestants. Les évangéliques se retrouvent dans de nombreuses Églises, dénominations, mouvements, sectes. Ce qui compte pour eux ce n’est pas l’étiquette confessionnelle, c’est d’être converti et « engagé pour Jésus ».

2ème complication : c’est un mouvement d’une grande diversité interne. On trouve chez-eux la plupart des styles religieux, des plus figés aux plus exubérants. Deux grandes familles se distinguent : les «piétistes-orthodoxes» et les «charismatiques-pentecôtistes». Les premiers mettent l’accent sur la fidélité biblique, l’orthodoxie, la piété (prière, lecture de la Bible). Ils se méfient des expressions émotionnelles spectaculaires. Les seconds mettent l’accent sur l’efficacité de l’action miraculeuse de Dieu au travers du Saint-Esprit, avec la prophétie, la glossolalie (capacité à parler des langues inconnues) et la guérison. Ils sont beaucoup plus expansifs que les premiers. Ces deux grandes tendances s’accordent assez difficilement, sans compter qu’elles comportent, chacune, de nombreuses subdivisions internes.

3ème complication : c’est un mouvement décentralisé. Il existe beaucoup de réseaux évangéliques, comme, en France, la FEF, l'AEF ou le récent CNEF. Mais on ne rencontre aucune institution représentative de l’ensemble des Églises évangéliques. A fortiori, aucune «Église» centralisée qui les rassemble. Le mode organisationnel préféré des évangéliques, c’est l’autogestion de l’Église locale, de l’assemblée des fidèles, suivant un principe d’autonomie qu’on appelle le congrégationalisme. Du coup, la réalité évangélique se décline en une multitude d’expressions locales diverses.

Malgré ces obstacles, il reste possible de cerner l’identité évangélique. Quatre critères nous aident pour cela ; Ils sont empruntés à l’historien David W. Bebbington. Ces quatre caractéristiques sont le biblicisme, le crucicentrisme, la conversion et l’engagement (militantisme). Lorsqu’on trouve ces quatre éléments à l’œuvre, on peut être à peu près sûr d’être en face d’une Église évangélique.

1. Biblicisme. Ce terme désigne la centralité de la Bible. Il signale une chose: les évangéliques sont des protestants. Le protestantisme, c’est un christianisme qui a déplacé la source centrale de légitimité d’une institution (la sainte Église) vers un texte, la Bible. Les évangéliques se situent dans cette filiation. Mais leur biblicisme comporte des accentuations spécifiques. La première, c’est l’accent sur la force normative de la Bible dans tous les domaines. La Bible est conçue comme un « code de la route » qui fait autorité dans tous les aspects de la vie du chrétien. La seconde accentuation, c’est la valorisation d’un rapport direct au texte. Les évangéliques n’aiment pas beaucoup les médiations critiques qui se placent entre eux et le récit biblique. Ils partent du principe que l’homme de la rue peut comprendre l’essentiel du texte, sans avoir besoin de passer par les sciences humaines. Ce rapport direct implique aussi une réticence marquée à métaphoriser les récits évangéliques. Quand le texte dit que Jésus accomplit un miracle, les évangéliques le considèrent comme un fait, pas comme une métaphore. Enfin, le biblicisme évangélique revêt une dimension primitiviste. C’est au travers du filtre fantasmé de l’Église primitive que les évangéliques lisent le texte. Les sédimentations historiques et culturelles qui se sont ajoutées au cours des siècles les gênent. Ils privilégient ce qu’ils pensent être le christianisme des premiers croyants, au risque d’une ignorance marquée pour les traditions chrétiennes ultérieures.


2. Crucicentrisme. Ce second élément de l’identité évangélique nous rappelle qu’avant d’être protestants, les évangéliques sont des chrétiens. L’ensemble des chrétiens se réfère à la Croix de Jésus-Christ, comme lieu du salut de l’humanité. Mais les évangéliques ajoutent à ce thème chrétien universel des accents spécifiques. Ils en proposent une lecture particulièrement dramatique, fondée sur une conception binaire de l’histoire qui oscille entre un «avant» marqué par la condamnation (le péché produisant la mort) et un «après» éclairé par la grâce (Jésus ayant payé le «prix du péché», la «dette» contractée par les pécheurs est effacée). Ils continuent par ailleurs à souligner que la Croix constitue la voie obligée du salut. Pour eux, «nous n’irons pas tous au Paradis». Seuls ceux qui ont accepté l’œuvre de la Croix seront sauvés. D’où l’importance cruciale de ce thème théologique, qui explique aussi pourquoi beaucoup d’évangéliques ont soutenu le film de Mel Gibson, The Passion (2004). En dépit des controverses et du côté très sanguinolant de ce film-choc, les évangéliques ont apprécié sa dimension crucicentriste, qui rejoint bien leur culture religieuse.


3. Conversion. S’il ne fallait retenir qu’un thème, ce serait celui-là. Les évangéliques représentent un christianisme de conversion, qui refuse l’identité chrétienne par héritage. Pour eux, ce n’est pas la naissance qui fait le chrétien, mais la nouvelle naissance, c’est-à-dire la conversion, définie comme une rencontre personnelle avec Jésus-Christ, reconnu comme Fils de Dieu, sauveur et seigneur. Cette rencontre s’adosse elle aussi à une lecture binaire des choses, avec un « avant » sous le sceau de la mort spirituelle, et un « après » sous le sceau d’une vie nouvelle. La conversion est sensée constituer le pivot à partir duquel la vie change de cours. L’accent sur la conversion a des conséquences sur les rites et sur l’ecclésiologie. Les rites de transmission générationnelle sont mal vus, à commencer par le baptême du nourrisson, jugé comme équivoque. A ce baptême, ils préfèrent le baptême du converti, car pour les évangéliques c’est la conversion qui donne l’identité chrétienne. Du point de vue de la définition de l’Église, l’accent sur la conversion induit aussi une reconfiguration, qui met en avant l’Église de militants, de convertis, au détriment d’une Église d’encadrement de masse. Le raisonnement des évangéliques est le suivant : si le chrétien, c’est un converti, alors l’Église, rassemblement des chrétiens, doit être une Église de convertis.


4. Engagement (militantisme). La conséquence logique de l’accent sur la conversion, c’est l’engagement militant. Si devenir chrétien s’apparente à une «nouvelle naissance» (référence à un récit évangélique situé dans le chapitre 3 de l’Évangile de Jean), alors la vie chrétienne doit marquer sa différence par rapport à l’ancienne vie. Être chrétien cela doit se voir, car c’est aussi le meilleur moyen de «montrer» Dieu. Comme l’écrit Jean-Paul Willaime, dans “le régime évangélique du croire, la meilleure preuve de l’existence de Dieu, c’est le fait que des individus le louent et le manifestent à travers des vies transformées”. Le type protestant évangélique est du coup proche du type militant, avec une efficacité sociale reconnue qui se double, parfois, de certaines dérives sectaires. Il valorise une implication quotidienne, que ce soit par la prière, le témoignage oral, l’ascétisme (refus du sexe extraconjugal ou préconjugal etc.). Cet engagement s’inscrit dans les sociabilités militantes d’Églises dites «de professants». Les communautés n’acceptent comme membres que les fidèles qui ont «professés» publiquement leur foi. La plupart des assemblées évangéliques sont de ce type, ce qui entraîne un biais statistique quand on compare avec d’autres Églises : entre une paroisse catholique de 8000 membres, avec une centaine de pratiquants hebdomadaires, et une Église évangélique de 40 membres, avec soixante pratiquants hebdomadaires, le «membre» ne veut pas dire la même chose*.
Avec ces quatre critères (biblicisme, crucicentrisme, conversion et engagement), les traits du type évangélique se dessinent… au moins sur le papier! Car sur le terrain, les critères ainsi définis ne se repèrent jamais à l’état pur. D’où la nécessité d’investigations fines, qui remplissent aujourd’hui l’agenda d’un nombre croissant de chercheurs.




*Ceci explique pourquoi s’est imposé l’usage de multiplier les statistiques officielles des évangéliques par un coefficient de 2 ou 3 pour obtenir un montant que l’on puisse comparer aux statistiques des Églises d’encadrement de masse. Dans mon dernier livre (Du ghetto au réseau, 2005), la fourchette statistique que je donne -entre 350.000 et 395.000 évangéliques- tient compte de ce coefficient.

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