Pourquoi j'ai refusé l'offre de la MIVILUDES (08/06/2006)

Par décret du 28 novembre 2002, le Premier Ministre a institué la MIVILUDES, mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires. Je ne suis pas de ceux qui en contestent la légitimité. En tant que citoyen tout comme en tant que chercheur au CNRS, je suis conscient qu'il peut exister des dérives sectaires, et il m'apparaît normal que la République se penche sur la question dans le but d'informer et de veiller au respect des libertés. Ce qui me pose problème en revanche, c'est quand l'Etat sous-utilise les chercheurs spécialistes du religieux. Avec la MIVILUDES, c'est malheureusement le cas actuellement. Après une phase d'amélioration des rapports, les choses se sont déteriorées au point qu'à l'heure actuelle, si un chercheur en sciences sociales des religions acceptait un poste au conseil d'orientation de la MIVILUDES, ce serait essentiellement pour servir de caution isolée. C'est pourquoi, bien qu'on m'ait fait l'honneur de me proposer un siège au conseil d'orientation de cette structure, j'ai décidé de refuser. Avec d'autres, j'appelle à une remise à plat du mode de fonctionnement. Ce souci d'un débat public me conduit à mettre en ligne ci-dessous le courrier que j'ai adressé au président de la MIVILUDES. Vous pourrez ainsi juger sur pièce et participer au débat citoyen qui nous concerne tous.

Sébastien Fath
Chercheur au CNRS
Groupe Sociétés Religions Laïcités
59-61, rue Pouchet
75017 PARIS

Le 6 juin 2006

 

 

 

À Monsieur Jean-Michel Roulet
Président de la MIVILUDES

 

 

Monsieur le président,

Par un courriel daté du 31 mai 2006, prolongé par un échange téléphonique le même jour, vous m’avez fait l’honneur de me proposer un siège dans le nouveau conseil d’orientation de la MIVILUDES, et je vous en remercie. Au terme de la semaine de réflexion dont nous avons convenu, j’ai l’honneur de vous communiquer, par la présente, ma réponse à votre proposition.

Mon profond attachement à la laïcité et mon souci d’une prise en compte du facteur religieux dans la compréhension de la société me conduisent à apprécier tout effort conduit par la République pour mieux appréhender la dimension religieuse, y compris dans ses dérives. C’est pourquoi, dans son principe, je suis notamment favorable à ce qu’une structure, qu’elle s’appelle MIVILUDES ou autre, s’attache à traiter de la question des enjeux sectaires.

En tant que chercheur, historien de formation formé à la sociologie, je peux confirmer qu’il existe bien ici ou là, dans les univers religieux que nous étudions, moi et mes collègues, des dérives sectaires. Il m’apparaît normal qu’en République, cet enjeu soit affronté avec sérieux, en se gardant aussi bien de l’angélisme que de la paranoïa. Ces éléments m’inclinent, de prime abord, à accepter votre proposition.

Mais d’autres paramètres, qui pèsent plus lourd dans mon évaluation des choses, me conduisent à décliner votre offre. Deux points m’arrêtent. Ils sont liés. Mon premier élément de préoccupation, c’est l’usage trop réduit, et comme suspicieux, des travaux des chercheurs spécialisés (CNRS ou autres). Je ne dis pas que tous les chercheurs sont excellents, ni objectifs, ni même toujours équilibrés, mais en République, la moindre des choses est d’intégrer pleinement l’apport de ceux que le contribuable paie pour une meilleure connaissance des religions. Mon examen du parcours récent de la MIVILUDES n’est pas probant de ce point de vue. Le second point d’achoppement, c’est qu’il n’existe à l’heure actuelle aucun chercheur en sciences sociales des religions parmi les membres de la MIVILUDES elle-même (je ne parle pas du conseil d’orientation). Un seul serait déjà insuffisant, mais aucun ! Ma connaissance d’autres contextes européens (comme la Suisse, par exemple) me rappelle qu’il existe bien d’autres façons de fonctionner que cette étrange manière française qui consiste à mettre à distance ceux que la République paie pour être spécialistes du religieux. Que la MIVILUDES ne soit pas un laboratoire, c’est parfaitement compréhensible, ce qui ne l’empêche pas, en principe, de faire du bon travail, utile aux citoyens. On ne lui demande pas de produire des analyses purement scientifiques, car sa finalité est d’abord politique, dans le meilleur sens du mot. Mais qu’au moins, elle montre qu’elle respecte et prend au sérieux l’apport des sciences sociales. Dans cette démarche, les déclarations d’intention ne suffisent pas, ni une nomination isolée. Ce respect passe par l’intégration comme membres à part entière de la MIVILUDES (et pas seulement du conseil d’orientation) d’un minimum de deux ou trois chercheurs spécialistes du terrain religieux contemporain (auteurs d’un doctorat sur le sujet, et membres du CNRS ou des universités). Tant que la structure même de la MIVILUDES n’intègre pas de façon substantielle ces chercheurs, inviter un chercheur isolé pour le conseil d’orientation revient de facto (même si ce n’est pas voulu ainsi) à lui demander de servir de caution, au sein d’un système où les sciences sociales des religions (histoire, sociologie, anthropologie) sont au mieux la cinquième roue du carrosse. Je ne puis, dans ces conditions, accepter ce rôle.

Dès que l’interface citoyen avec les sciences sociales du religieux sera véritablement assuré au sein de la MIVILUDES (ou de la structure qui lui succédera), j’accepterai très volontiers de participer au conseil d’orientation. Dans l’intervalle, je souhaiterais, avec nombre de collègues, qu’un débat public serein puisse s’engager avec les associations et les chercheurs payés par la République, sur la manière dont on peut traiter politiquement la question sectaire. Tant que cette mise à plat n’aura pas lieu, les conditions d’une prise en compte équilibrée du point de vue des spécialistes reconnus du religieux ne seront pas réunies. C’est pourquoi, tout en éprouvant le plus grand respect pour la tâche que la République vous a confiée, je me sens pour l’instant plus utile comme intervenant extérieur (rôle que j’ai déjà joué à deux reprises –MILS, puis première mouture de la MIVILUDES -).

Il me reste à vous souhaiter le meilleur dans la tâche qui est la vôtre, en vous priant d’accepter, Monsieur le président, l’expression de mes sentiments respectueux et dévoués,

Sébastien Fath, chercheur au CNRS

 

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