Annette Monod, héroïne protestante trop «Juste» pour être 100% vraie? (29/04/2010)

Mélanie Laurent.jpgQuatre jours après la Journée nationale du Souvenir de la Déportation, il n’est pas trop tard pour le rappeler : en dépit de nombreux défauts secondaires, il faut absolument aller voir «La Rafle» (1H55), grand film de Roselyne Bosch sorti en cette année 2010.



Vu à hauteur d’enfant, mobilisant des moyens considérables et un casting impressionnant, ce film ambitieux et globalement réussi retrace pour la première fois un des épisodes les plus sombres de l’histoire de France: ‘la rafle du Vel d’Hiv’, dont furent victimes plus de 13.000 juifs français, dont de très nombreux enfants, les 16 et 17 juillet 1942.


Il n’entre pas dans mon propos de détailler les observations qu’un historien pourrait faire sur l’ensemble du film. Mes collègues spécialistes du sujet, tels Jean Laloum ou Annette Wieviorka, le feraient beaucoup mieux que moi.



Je me limiterai à souligner qu’en dépit d’un travers gênant, celui d’enjoliver l’aide française aux juifs (par souci d’éviter la «légende noire» des 40 millions de pétainistes, on en a trop fait en sens inverse), le film sonne plutôt juste.

Le défi était immense: le résultat est globalement réussi et c’est là un tour de force.

Surtout, ne nous arrêtons pas aux critiques injustes et mesquines, publiées dans Le Monde et Libération!

Le film de Roselyne Bosch n'est certes pas parfait, loin de là, mais il reste remarquable, et doit être vu. Il constitue un formidable moyen d’atteindre le grand public. Des millions de Français ont vibré comme jamais en allant voir ce film, et rien que pour cette prise de conscience, Roselyne Bosch doit être félicitée haut et fort.  Bravo, chapeau et merci!


Ceci étant bien précisé, je voudrais maintenant apporter une observation de fond, puis une critique de spécialiste.


123875.jpgUn bon film ‘point de vue’, pas une reconstitution à l’identique

Ma remarque de fond porte sur le caractère péremptoire et quasi obligatoire de la trame présentée par la réalisatrice. Celle-ci, dans de nombreux interviews, a très lourdement insisté sur la véracité de ce qu’elle montre, y compris au travers du personnage central, l’infirmière protestante Annette Monod, interprétée (magistralement) par Mélanie Laurent.

Je comprends en partie cette insistance, face aux critiques négationnistes toujours tentées de minorer, voire d’annuler la vérité historique.

Il faut par ailleurs reconnaître à Roselyne Bosch un authentique souci de «faire mémoire», le plus scrupuleusement possible. L’effort réalisé, avec l’aide de Serge Klarsfeld, est à bien des égards remarquable, notamment dans les scènes du Vel d’Hiv, admirablement reconstitué.


Mais ce souci tout à fait honorable de justesse historique n’aurait pas dû conduire la réalisatrice (et une partie de la presse de la sphère internet) à confondre cinéma et réalité. «La Rafle» est du cinéma, donc une interprétation, un point de vue. Ce n’est pas un documentaire, et encore moins un reportage.

Ce qui signifie que le spectateur est invité à conserver son esprit critique, et à compléter son information ailleurs, notamment dans les livres d’histoire et les témoignages d’époque.



Malheureusement, l’insistance catégorique de Roselyne Bosch à affirmer la véracité de tout ce qu’elle montre a parfois anesthésié cet esprit critique, au risque d’erreurs de perspective. En visionnant «La Rafle», on pourrait croire, par exemple, que le soutien français aux juifs persécutés a été plus grand qu’il n’a été en réalité. L’antisémitisme français est sous-estimé, et la compassion de la population, surestimée.

Un seul exemple: dans la réalité, ce sont bien des gendarmes 100% français qui ont séparé les enfants juifs de leurs parents à Beaune-la-Rolande, pas des Allemands (comme le montre par erreur le film).

Ce n’est pas gravissime, mais cet «hymne à la France» trop consensuel est gênant (cf. A. Wieviorka dans Libé), et il est souhaitable qu’une telle déformation de perspective soit corrigée ensuite par d’autres lectures, d’autres débats, d'autres films, sous peine d’aboutir à une «bonne conscience à bon marché» qui fait fi de la réalité historique.

 


mélanie.jpgAnnette Monod, une «Juste parmi les nations» ?

Je ferai la même remarque sur le dossier particulier d’Annette Monod, personnage central du film de Roselyne Bosch, interprété par Mélanie Laurent.  Cette dernière campe avec force, sensibilité et justesse, une infirmière protestante qui fait tout son possible pour soulager la détresse des déportés, ballottés depuis leurs maisons... jusqu'aux wagons à bestiaux.

 

Roselyne Bosch affirme avec force à plusieurs reprises qu’Annette Monod «fait partie des "Justes parmi les nations", ces non-Juifs qu'honore Israël pour avoir sauvé des juifs pendant la guerre» (cf. par exemple les "Secrets de tournage" sur le site Allociné).

Elle a répété cette affirmation dans plusieurs grands interviews publiés par les meilleurs journaux.



A Philippe Lagouche, de la Voix du Nord, elle affirme sans détour :

«Annette Monod fait partie des 2500 Justes. Son nom est gravé dans le marbre au mémorial de la Shoah.

Tout ce que je dis sur elle est vrai» (1).



Encore plus fort: cette appartenance d’Annette Monod aux Justes est reprise dans le dossier pédagogique du film «La Rafle», en page 2.

Un dossier envoyé dans toutes les écoles, et réalisé, en principe, par de bons historiens, «sous la direction d’un inspecteur pédagogique régional d’Histoire et de Géographie de l’académie de Paris» …

Résultat : pour tout le monde, à commencer par le Père Google qui confirme presqu’à l’infini l’information, Annette Monod figure parmi la liste des Justes reconnus pour avoir sauvé des juifs.



Problème : cette affirmation péremptoire de Roselyne Bosch est fausse.


Comme tout historien qui respecte la déontologie du métier, c’est-à-dire qui vérifie toujours ses sources, je suis allé vérifier. Or, ni la base de donnée israélienne des Justes, ni la base de donnée du Mémorial de la Shoah, ni le Mur du Mémorial de la Shoah ne comportent le nom d’Annette Monod-Leiris.


Très étonné, d’autant plus qu’aucun média n’a pris la peine de recouper les informations de Roselyne Bosch, j’ai consulté mon collègue Jean Laloum, excellent historien spécialiste de la période et du sujet, pour être certain de ce que j’avance.


logo.gifJean Laloum
, que je remercie vivement, m’a confirmé aujourd’hui, après avoir contacté le Mémorial de la Shoah,  qu’Annette Monod n’est nullement inscrite parmi les Justes.

Avec ce rappel: même les 2500 Justes (en fait, 2693 actuellement, qui n’incluent pas Annette Monod) ne sont pas "gravés dans le marbre" au Mémorial de la Shoah, comme l’affirme par erreur la réalisatrice. Sont gravés dans le marbre les noms des déportés disparus, dont 11.000 enfants. Quant aux Justes, ils figurent sur un long panneau fixé sur un mur. Et il n'y a pas de nom d’Annette Monod-Leiris sur ce mur des Justes.


Cela signifie-t-il que son rôle ait été insignifiant? Non, bien-sûr. Quant à sa stature morale, elle demeure impressionnante. Il en fallait, du courage, pour lutter dans ces conditions pour la dignité de ces déportés, quitte à admonester un préfet.



En revanche, il importe de rappeler, après avoir reçu l'information du Mémorial de la Shoah, qu’Annette Monod ne correspondait pas au critère d’obtention du titre de Juste pour une raison simple: elle n’a pas directement soustrait des vies juives à la barbarie.

Elle a accompli son travail d’infirmière, avec une déontologie hors du commun, certes, soulagé de multiples souffrances de prisonniers, adultes et enfants, mais sans cacher elle-même un juif, sans en faire évader un, sans en sauver de la déportation.


Plus tard (voir plus bas), Annette racontera son engagement en soulignant qu’elle a toujours exercé son travail d’infirmière à l’égard de tous: elle a soigné aussi des collabos, et plus tard, elle a soigné aussi bien des militants indépendantistes algériens que des partisans de l’Algérie française.

Annette Monod, une infirmière particulièrement exemplaire…. Mais peut-être pas tout à fait cette héroïne de cinéma et cette «Juste» qui sauve des vies juives de la déportation?

Pour en savoir plus, il est temps d’aller plus loin. Mais qui était donc la vraie Annette Monod?

 


images.jpegAnnette Monod : éléments de biographie d'une femme discrète



Annette Monod est bien issue d’une vieille famille protestante, imprégnée d’éthique huguenote et de lectures bibliques. Fille du pasteur André Monod (1877-1947) et d’Estelle Mercier, elle est née le 6 juillet 1909, l’année même où l’on construit à Paris le Vélodrome d’Hiver, doté de 17.000 places.



Assistante sociale de 1932 à 1974, elle a obtenu depuis peu son diplôme d’infirmière de la Croix Rouge lorsqu’elle se retrouve jetée dans la tourmente de la Seconde Guerre Mondiale.

142745-197798.jpgElle participe alors, avec beaucoup d’autres, au développement considérable du métier d’assistante sociale, encouragé par Vichy compte tenu des besoins immenses de l’époque (2).



Sous l’Occupation, à l’âge de 33 ans, elle découvre l’horreur de la Rafle du Vel d’Hiv alors qu’elle se repose à Saint Germain, où son père est pasteur.

Forte de son expérience d’assistante au camp de Pithiviers (durant un an), elle accourt, et se démène, avec des moyens dérisoires, pour soulager la misère des déportés parqués dans des conditions indignes.

 

la grande rafle.jpgElle fait partie des témoins directs cités par Claude Lévy et Paul Tillard dans leur somme irremplaçable consacrée à La Grande rafle du Vel' d'hiv' (3), pour reconstituer les événements et les ambiances.



Sans le regard qu’elle a laissé, les détails qu’elle a notés, le film «La rafle» (2010) aurait perdu une part de son authenticité.  La Croix Rouge la renvoie ensuite dans les camps de  Pithiviers, Beaune-la-Rolande et Drancy.  Elle aurait envisagé d’accompagner les déportés, sans réaliser quelle était leur destination…

 


image004.gif Interrogée à plusieurs reprises (1988, 1991) par Susan Zuccotti, auteure d’une synthèse universitaire intitulée The Holocaust, the French, and the Jews (4), Annette Monod s’est illustrée par un indéniable esprit de résistance devant la politique antijuive et la logique de déshumanisation conduite par Vichy dans ces camps.

Ainsi, elle n’hésite pas à adopter durant trois semaines le régime alimentaire des déportés afin, par sa maigreur, de prouver au préfet du Loiret que les conditions d’alimentation des prisonniers sont inadmissibles.


A la fin de la guerre, on la retrouve au Lutétia pour accueillir les survivants des camps. Joseph Weizmann, déporté évadé et survivant dont le film retrace l’histoire, rapporte n’avoir pas connu Annette Monod à l’époque car il n’était pas malade (donc pas en besoin d’infirmière).

C’est bien plus tard, à Orléans, qu’il l’a écoutée faire une conférence. Il la décrit comme «une femme d’une grande pureté» (Cf. «Les notes de production» du film, sur le site Cinémovies).


A la Libération, Annette Monod part travailler dans les prisons du Cherche-Midi et de la Santé avant d’aller dans la prison de femmes de Haguenau, en Alsace. C’est en 1950, à l’âge de 41 ans, qu’elle se marie avec Pierre Leiris, frère de l’écrivain Michel Leiris. Elle oeuvre ensuite jusqu’à sa retraite dans la prison de Fresnes où elle prend soin successivement de militants du FLN et de l’OAS.

A la retraite, elle s’investit pour Amnesty International et pour la lutte contre la torture. Mariée sans enfants, elle s’éteint finalement à l’âge de 86 ans.

L’année de sa mort en 1995, l'année du fameux discours de Jacques Chirac reconnaissant la responsabilité de la France dans la déportation des juifs, l’émission «Mémoires du siècle», sur la radio France Culture, diffusa un long et captivant entretien réalisé avec Annette Monod (30 août 1995). Rediffusé à plusieurs reprises, cet entretien sur France Culture a notamment attiré l’attention de Jean Daniel, du Nouvel Observateur (5).

 


En définitive, il apparaît que la figure d’Annette Monod est sans doute insuffisamment connue.  Entre le portrait remarquablement fort et assez juste réalisé par Roselyne Bosch et interprété brillamment par Mélanie Laurent, la rumeur infondée de son titre de Juste, et la réalité historique telle qu'on peut tenter de la reconstituer, il devrait pourtant y avoir place pour la véritable Annette Monod.

 

Annette Monod, ou une femme discrète, droite et tenace, ni résistante au sens classique du terme, ni «sauveteuse de juifs» (en tout cas pas directement), mais militante de la dignité des internés à l'intérieur du système, et rempart fragile, mais tenace, contre la barbarie du quotidien.



En dépit de ce destin à bien des égards remarquable, salué dans le film "La rafle" (2010), elle n’apparaît pas nommément, par exemple, dans l’ouvrage collectif intitulé Les protestants français pendant la Seconde Guerre Mondiale, ouvrage de référence publié en 1994 sous la direction d’André Encrevé et de Jacques Poujol (Paris, SHPF).

Elle n’a pas droit non plus à une notice Wikipedia, qu’elle mériterait pourtant largement du point de vue de son impact et de la trace qu’elle a laissée, y compris dans les livres d’histoire.



Mms-1051501jnz3pxfgdrig.jpgAux yeux de l’historien, elle restera une témoin engagée, «pour l’honneur de l’humanité», au cœur de l’une des pires infamies qu’a connu l’histoire française contemporaine. Elle a légué une collection de photographies  conservées au Mémorial de la Shoah, montrant des œuvres réalisées par des internés au camp de Beaune-la-Rolande pour une exposition tenue du 15 au 18 mars 1942.

On y voit notamment un phare, un bateau de guerre, une plaque de bois gravée… Des dessins aussi (ci-contre).

Témoignages de la vie qui veut continuer, vie qu’Annette Monod a protégé comme elle a pu, en tant qu’infirmière, de l’anéantissement.


A Drancy, fin 1943, elle avait été chassée par les Allemands pour «excès d’activité» (sic)….

 

CampDeDrancyGare.jpgElle y retourna au moment de la libération du camp. En pèlerinage sur les lieux 50 ans plus tard, elle racontait peu avant sa mort, avec quelques rescapés, combien les prisonniers l’ont acclamée à la libération du camp.

Pierre Rochiccioli, du journal Libération, a décrit en janvier 1995 le travail de mémoire effectué par un enseignant et des élèves, qui réalisent un film. Il conclut:



«Note d'optimisme, c'est sur un portrait d'Annette Monod-Leris, de la Croix-Rouge, dessiné au crayon par un interné juif, qu'élèves et professeur ont choisi de clore le film. L'artiste, mort en déportation, avait dédicacé son croquis à celle qui représentait «la vraie France». (6).

 



(1) Roselyne Bosch, «Faire du cinéma permet de toucher une foule de gens à qui on donne la main», entretien avec Philippe Lagouche, La Voix du Nord, 3 mars 2010

(2) Cyril Le Tallec, Les assistantes sociales dans la tourmente 1939-1946, Paris L’Harmattan, 2003

(3) Claude Lévy et Paul Tillard, La Grande rafle du Vel' d'hiv', Paris, Tallandier, 2010 (réed. 1ère ed. 1967)


(4) Susan Zuccotti, The Holocaust, the French, and the Jews, University of Nebraska Press, 1999


(5) Jean Daniel, édito « Mémoires pour une rentrée », Nouvel Observateur, semaine du 23 août 2001


(6) Pierre Rochiccioli, « Cours d’histoire réelle à Drancy », Libération, 30 janvier 1995.

| Lien permanent | Commentaires (17) | Tags : rafle du vel d'hiv, vichy, médaille des justes, judaïsme, shoah, antisémitisme, france, république, protestantisme, annette monod, roselyne bosch, mélanie laurent, réformés, églises réformées, justes parmi les nations, institut yad vashem |  Facebook | |  Imprimer | |