Faillite des élites et grandes écoles (11/04/2006)

Le thème de la défaillance des élites est explosif. Il a une pertinence, notamment en ces temps de crise de la représentation (voir ma note du 23 mars 2006 sur ce sujet).

Mais mal traité, il dérape facilement dans le populisme, voire le lepénisme. C’est mon souci quand j’entends ou je lis, même chez certaines personnalités des plus respectables, que l’autisme de Dominique de Villepin, responsable de la faillite du CPE, serait dû à sa formation dans une grande école, en l’occurrence l’ENA (École Nationale d’Administration).



Que l’ENA soit critiquable, ainsi que les ENS (Écoles Normales Supérieures), j’en conviens. Elles ne sont sûrement pas la panacée. Mais certaines généralisations écrites ici ou là sur ce sujet m’attristent et m’inquiètent. J’y vois soit de l’ignorance, soit de la démagogie ou de la jalousie.

Ma conviction est que si la France garde aujourd’hui un certain rang, ce n’est pas malgré les grandes écoles, c’est en large partie grâce à elles. Examinons maintenant quelques reproches courants adressés à ces formations d’élite.


-elles ne recrutent pas assez parmi les milieux populaires. Objection juste. Dans une étude récente, l’Institut Montaigne souligne le recul du recrutement en milieu modeste : en gros d’un quart, dans les années 50, à moins de 10% aujourd’hui. Faut-il pour cela casser les grandes écoles ? Ma réponse est contraire : il faut en élargir le fonctionnement, et relancer les bourses aux étudiants méritants de milieux défavorisés (requête d’aileurs formulée par le président Chirac lors de ses vœux à la presse 2006).

Quand Bourdieu et Passeron, en 1970, ont analysé et critiqué la reproduction des élites, ce n'était pas pour qu'on se croise les bras au nom d'une pseudo-fatalité sociologique : on doit mieux faire, et on peut mieux faire, sans casser l'outil. C’est aussi la conclusion de l’Institut Montaigne, qui entend «favoriser des recrutements plus diversifiés, mais toujours méritocratiques». Enviées par de nombreux pays pour la qualité de leur formation, les grandes écoles françaises doivent…. faire école et se démocratiser, surtout pas disparaître.


-elles produisent des gens rigides, dogmatiques. Objection fallacieuse. On trouve partout des gens dogmatiques, y compris dans les grandes écoles. Mais pour être sorti de l’une d’entre-elles, je peux témoigner (pas forcément à mon sujet) que l’énorme somme de connaissance qu’on doit affronter peut aussi produire chez beaucoup d'élèves l’effet inverse : la pondération, l’humilité, la conscience que les solutions en kit sont souvent trompeuses.

La culture n’est pas la panacée, mais quand elle est transmise sur un mode critique (comme en prépa) elle permet de contextualiser, de réaliser que le réel est le produit d’une construction historique complexe, loin des vérités toutes faites. Ce n’est pas parce que Dominique de Villepin, sorti d’une grande école, est rigide et dogmatique que tous les étudiants issus du même moule le sont. À ma connaissance, Silvio Berlusconi et George W. Bush ne sont pas sortis des grandes écoles. Ce sont parmi les gens les plus désagréablement rigides que je puisse citer.


-elles ne sont pas assez démocratiques. Objection fausse. Le principe d’une grande école, c’est justement la démocratie du mérite. Il n’y a rien de plus républicain et de moins communautariste qu’un concours, fondé sur l’égalité des candidats devant l’examen (même sujet pour tous), l’anonymat (pas de discrimination au faciès ou au nom), et la transparence (les programmes sont connus de tous à l’avance, sans délit d’initié ou favoritisme). Rappelons aussi que les classes prépas sont gratuites (ou presque) : elles ne filtrent pas leurs élèves à partir de droits d’inscription faramineux, comme beaucoup de facs privées le feraient.

Enfin, les prépas et grandes écoles apprennent à travailler dur : comparé à la prépa littéraire, une licence à la Sorbonne, c’est des vacances ! Je soutiens que ce goût du travail est un fondement de la démocratie et de la République. Car pour une République, «il n’y a de richesse que d’hommes» (Jean Bodin). Ce n’est pas le patrimoine ou la haute naissance qui comptent, mais le fait de se rendre utile à la société par l’effort produit. Les arcanes dirigeantes et universitaires d’un pays se portent d’autant mieux qu’on recrute davantage par concours républicain, et moins par copinage, héritage, cooptation pour raison familiale ou pour cause de joli minois.



-elles donnent l’illusion de tout savoir. Objection fausse. J’ai lu récemment un commentaire qui attribue aux élèves issus des grandes écoles une inaptitude au doute ou à l’ignorance lorsqu’ils entrent en Sorbonne. Là encore, cela peut arriver. Mais si la généralisation était vraie, comment expliquer l’excellent accueil reçu par des générations d’élèves des grandes écoles dans les dites universités, et ce à tous les niveaux ? Je crois plutôt qu’un élève issu des grandes écoles est bien placé pour savoir qu’il ne sait pas grand chose.

Pourquoi ? Tout simplement parce que sa formation, naturellement pluridisciplinaire (en prépa littéraire, on étudie une dizaine de disciplines différentes, contre 2 ou 3 en faculté), lui fait prendre conscience qu’il est illusoire de prétendre à un seul regard possible sur les choses. Au lieu d’une tour d’ivoire mono-disciplinaire, l’étudiant en prépa peut «frotter et limer sa cervelle à celle d’autrui» (Montaigne), en l’occurrence d’étudiants de disciplines différentes, qu’il côtoie au quotidien dans la même classe, et qui le bousculent dans ses habitudes réflexives. Le réel s’appréhende bien mieux par une pluralité d’approches (et de disciplines), source de complexité et de pondération méthodologique. Je peux en témoigner : si je suis devenu chercheur au CNRS, ce n’est pas malgré ma formation à l’ENS Lettres et Sciences Humaines, mais largement grâce à elle.


Tout ceci ne signifie pas, je le répète, que les grandes écoles ne soient pas améliorables, en particulier l’ENA (qui a trop tendance à l’encyclopédisme superficiel, non critique). En dépit de la diversité des enseignements reçus en prépa, le danger du formatage existe : de ce point de vue, les grandes écoles ne doivent pas tout phagocyter, laissant de l’espace pour d’autres types de parcours d’excellence.

Mais on ne me fera jamais avaler que la faillite des élites serait due à une formation trop approfondie ou exigeante. La faillite, je la vois ailleurs, dans des institutions pyramidales, héritées d’un autre temps, et un manque de culture contractuelle.

De grâce, ne nivelons pas par le bas! Ce n’est pas avec des Berlusconi ou des Bush Jr qu’on sortira la France de l’ornière, mais avec des figures du calibre d’un Jean Jaurès (premier à Normale Sup en son temps). Des femmes et des hommes aptes, par leur formation rigoureuse et critique, à produire la force de travail nécessaire à la République afin que les vraies questions soient posées avec clarté, sans démagogie, lâcheté ou abandon aux modes du moment.

| Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : france, république, bourdieu, passeron, école, grandes écoles, éducation |  Facebook | |  Imprimer | |