La pertinence socio-politique de la candidature Ségolène Royal (31/10/2006)

medium_images-1.7.jpgDans une malencontreuse séquence humoristique, j’ai montré il y a quatre mois et demi le couple Hollande-Royal au travers d’une photo-montage (note du 15 juin 2006), et je me suis laissé aller à livrer une inclination raisonnée en faveur de Ségolène Royal, «surtout quand on voit quelles seraient les alternatives 2007». Qu’avais-je écrit là!

J’aurais peut-être mieux fait de garder cela pour moi. Depuis, on me harcèle pour me demander de justifier cette préférence. Mais je reconnais que je l’ai bien cherché, alors, il faut que je finisse par m’exécuter, dont acte.


Interrogé une fois sur les raisons de ses convictions de droite, Jacques Chirac avait répondu: «et vous, pourquoi vous aimez le camembert?» Sous-entendu, «ma préférence pour la droite, c’est une affaire de sensibilité, pas une affaire de raison». Sur ce point comme sur d’autres, je diffère de notre président.

Les choix politiques ne sont pas, ne devraient pas être une affaire de sensibilité, d’instinct, mais de raison. Être de droite ou de gauche, être pour Ségolène, pour Strauss-Kahn ou Sarkozy, ne devrait pas dépendre des affects, du «feeling», de la sensibilité, ou, pire, du physique ou du sexe du candidat, mais des arguments rationnels qui peuvent faire pencher dans un sens ou dans l’autre. C’est bien dans cet axe que je situerai l’argumentation qui va suivre.

Vous l’avez compris, ce propos n’est pas fondé sur des a priori personnels (non, je ne cherche pas me placer dans une écurie présidentielle!), ni sur un enthousiasme inconditionnel pour Ségolène Royal (certains aspects de son discours ne me séduisent guère). Aucun leader politique n’est le messie, et s’il faut se garder de mépriser le politique (cf. le texte des évêques de France), il faut pareillement refuser au politique la charge de répondre aux fins dernières. Sa fonction, plus modeste, est de faire tourner la machine, c’est déjà beaucoup. Ségolène Royal n’est donc pas à confondre avec Jeanne d’Arc, mais est-elle en situation d’assumer prochainement des responsabilités au sommet de l’Etat?

Vous trouverez ci-dessous quelques pistes. Il s’agit d’une analyse aussi objective que possible pour tenter d’expliquer la pertinence actuelle de la candidature d’une femme qui a su, mieux que d’autres, répondre aux attentes de nos contemporains de 2006-2007.

 

La pertinence sociologique et politique de la candidature Ségolène Royal

medium_images-2.7.jpgPar rapport aux autres candidats en lice, Ségolène Royal est la mieux en phase avec l’opinion. Démagogie? On ne peut l’exclure. Mais alors, un Laurent Fabius, joueur de pipeau sur l’Europe (et son fameux «plan B» à la constitution européenne, dont on n’a jamais vu le début d’un commencement), ou un Nicolas Sarkozy, qui surenchérit dans les lois répressives sur l’immigration, bouc émissaire de l’insécurité, devraient la battre nettement dans les sondages car rayon démagogie, ces deux-là pourraient lui donner des leçons. Si la démagogie n’explique pas le succès de Ségolène, est-ce alors la faute au montage médiatique? On peut le penser. Mais on peut estimer aussi (et c’est plus probable) que ce ne sont pas les médias qui ont rendu Ségolène Royal intéressante. C’est plutôt parce que Ségolène Royal est la plus intéressante des postulants à l’Elysée que les médias se penchent tant sur elle. Du reste, un sondage BVA du 10 novembre 2005 (soit avant le gros du battage médiatique autour de sa candidature) la plaçait déjà en tête des présidentiables, à la surprise générale. La question reste: pourquoi cette popularité persistante de Ségolène Royal?

La probable candidate socialiste se détache sur quatre terrains, qui constituent en quelque sorte le «carré magique» qui fonde sa popularité.

 

1. Un discours ultra-moderne.

medium_bricolo.jpgLe premier point fort de Ségolène Royal, c’est qu’elle s’inscrit de plain-pied, et avec naturel, dans ce que les sociologues appellent l’ultra-modernité. L’ultra-modernité ne se réduit pas à un gagdet de sociologue. C’est une notion qui circule dans la culture globale (y compris chez Alain Souchon, cf. «Ultra-moderne solitude», 1988) parce qu’elle renvoie à une réalité: les grands discours de la modernité font moins recette. L’ultra-modernité c’est cela. Une phase désenchantée de la modernité, où l’on prend du recul par rapport aux utopies du grand soir, du «demain on rasera gratis». On reste moderne, certes, on s’appuie sur les Droits de l’homme, la démocratie, on espère en un progrès, mais on prend moins pour argent comptant les idéologies, les «grands récits». On demande à voir, à tester, on aspire à de l'empirisme et de la modestie. Le temps du kit idéologique est révolu, place au temps du bricolage ingénieux où l’on teste soi-même, sans s’en laisser conter. Par rapport à Laurent Fabius, quintessence de la modernité socialiste des années 1970 et des slogans en kit, Ségolène Royal a deux longueurs d’avance.

Elle se distancie, et de la vieille garde social-dogmatique, qui n’a pas renoncé à l’utopie de détruire le capitalisme, et de l’arrière-garde de la gauche libertaire soixante-huitarde, pour qui l’armée, la famille ou l’ordre sont des slogans tabous. En affirmant qu’elle «n’a pas réponse à tout», en plaidant pour une "politique par la preuve", en soulignant que «le projet socialiste, ce n’est pas le petit livre rouge», en bousculant plusieurs tabous idéologiques (encadrement militaire des jeunes délinquants dans des camps humanitaires), elle prend position dans son temps. Et ce temps, le nôtre, vit en régime d’ultra-modernité, marqué par une lassitude générale vis-à-vis des idéologies bétonnées de réponses toute faites, avec une demande de pragmatisme.

medium_images-4.4.jpgLa modernité, avec ses certitudes, avait des côtés confortables, comme l’évoque Michel Rocard (photo ci-contre) dans Le cœur à l’ouvrage, lorsqu’il rappelle que «le dogme apporte ce que la vérité ne peut jamais offrir: le confort». L’ultra-modernité apporte plus d’incertitude, plus d’inconfort, mais peut-être plus d’exigence de vérité aussi de la part de citoyens informés, connectés, qui ne s’en laissent plus conter. Tout en étant clairement socialiste, Ségolène a montré aux Français qu’elle ne pêcherait pas ses idées à l’intérieur des ornières idéologiques, mais partout où la récolte lui semble bonne pour la France. Et notre peuple de bricoleurs, tout aussi ultra-moderne que sa candidate favorite, apprécie et applaudit.

 

2. Une relance démocratique.

medium_jury.jpgLe second point fort de Ségolène Royal est d’inscrire le cœur de son projet dans une relance démocratique. Ni Nicolas Sarkozy, ni Laurent Fabius, ni Dominique Strauss-Kahn ne sont particulièrement en pointe sur ce plan. Avec François Bayrou, Ségolène Royal est la plus convaincante dans ce domaine, qui tient à cœur aux citoyens dégoûtés de la corruption supposée ou réelle d’élites trop peu contrôlées (la bagatelle de 60% des Français jugent leurs hommes politiques corrompus, sondage d'octobre 2006..). La présence d’Arnaud Montebourg à ses côtés n’est pas un hasard. Ce chantre impétueux d’une sixième République a reconnu, en Ségolène Royal, une figure capable de secouer les dysfonctionnements d’une France parfois proche de la République bananière. La déliquescence du «système Chirac» n’en finit plus d’alourdir le passif. Dernier épisode en date, la nomination par Jacques Chirac (septembre 2006) d’un de ses anciens conseillers comme procureur général de Paris, ce qui assurera à l’ancien maire de Paris une impunité post-présidentielle… Ces graves dérives, impitoyablement notées par nos voisins européens, appellent une remise à plat d’une culture politique trop monarchique.

Bien qu’elle ne s’en réclame pas explicitement, Ségolène Royal reprend à son compte, dans son projet de «démocratie participative», plusieurs thèmes de ce qu’on appelle la Deuxième Gauche, courant jadis porté par Michel Rocard, et dont l’une des originalités fut justement de batailler pour une République plus proche des citoyens, et gouvernée par le principe de subsidiarité (régler les problèmes au plus près de là où ils se posent). Encore à perfectionner, son idée de jurys citoyens va dans ce sens d’une exigence de contrôle par la base. Critiquée comme démagogique, cette idée pourtant intéressante et applaudie par de nombreux Français ne révélerait-elle pas, au contraire, la démagogie de contradicteurs incapables de remettre en cause la culture pyramidale, «top-down», de notre vieux pays?

medium_images-6.3.jpgLa majorité de nos concitoyens manifestent aujourd’hui une demande de proximité, une exigence de médiations locales, une demande de validation concertée. Les Français ont en assez du décalage entre les beaux discours sur la République idéale (dans lesquels Laurent Fabius, ci-contre, est imbattable) et une réalité marquée par des discriminations par l’âge, par le genre, par l’origine, nourries par un manque de transparence et de mécanismes de contrôle. Pour avoir assez largement échoué à réduire ce fossé, le Parti Socialiste a perdu contact avec les milieux populaires. Il est devenu un parti bourgeois. En refusant de confondre «populaire» et «populisme», en défendant la centralité du peuple dans le processus démocratique, Ségolène Royal est en passe de constituer un recours efficace face aux dérives populistes qui se nourrissent de l’élitisme de trop de dirigeants politiques.

 

3. Une inscription maîtrisée dans la mondialisation.

medium_terre.jpgLe troisième point fort de Ségolène Royal est d’inscrire paisiblement la France dans le concert de la mondialisation. On pourra à bon droit être surpris. Non sans raison, les affaires étrangères sont souvent présentées comme le point faible de la candidate socialiste. Il est vrai que Ségolène Royal manque cruellement d’expérience internationale. Pourtant, le créneau politique qu’elle défend depuis sa «candidature à la candidature» est d’une grande habileté en matière de relations internationales.

Parfaitement à l'aise dans la culture internet (un socle de la mondialisation sur lequel la grande majorité des Français s'appuie aujourd'hui au quotidien), son slogan "désir d'avenir" paraît crédible car ancré dans son siècle, celui de la mondialisation, du "village global". Cet ancrage est maîtrisé, c'est-à-dire qu'il ne cède, ni à l'emballement béat, ni aux crispations de peur. A quoi voit-on cet équilibre?

Elle écarte par exemple le nationalisme cocardier d’un Fabius, qui pose la France en éternelle donneuse de leçons au reste de l’Europe et du monde (la formule fabiusienne décrivant Sarkozy comme «caniche de Bush» en dit long: on peut s’opposer à Nicolas Sarkozy sans tomber dans une telle abjection méprisante). Mais elle écarte aussi une tentation trop atlantiste, que beaucoup prêtent, et peut-être pas complètement à tort, au candidat de l’UMP. Européenne, et favorable au projet de constitution (qui aurait donné aux institutions européennes plus de tonus démocratique), elle est capable d’apprécier certains aspects de la politique de Tony Blair (une hérésie pour les gardiens de la pureté idéologique du socialisme français), tout en tenant un discours fort sur la «nation française» et ses terroirs à défendre (chabichou nous voilà!). 

medium_sdegose.jpgDe la même manière, elle adopte une démarche équilibrée sur l’immigration (phénomène inévitable du processus de mondialisation). Elle évite, à la fois les surenchères répressives de Nicolas Sarkozy (avec sa nouvelle loi 2006 sur l’immigration, d’une extrême sévérité pour les migrants, au risque de multiplier les drames humains), et les accès d’angélisme républicain de Laurent Fabius (avec son projet de régulariser la totalité des sans-papiers).

Enfin, son expertise reconnue sur l’environnement (un Ministère qu’elle a occupé sous le gouvernement Bérégovoy, marqué par sa loi sur la «reconquête des paysages») la qualifie, plus que d’autres, pour apprécier les enjeux écologiques posés par la globalisation. Beaucoup de Français aspirent à une approche tranquille et nuancée de la mondialisation, trop facilement diabolisée par une certaine gauche. Ils ne veulent, ni voir se dissoudre le modèle français (le thème de la «rupture» sarkozyste agit pour eux comme un repoussoir), ni voir ce dernier figé comme un buste en plâtre, incapable d’évoluer, crispé dans ses peurs ou ses souvenirs (refus de la constitution européenne par une gauche frileuse et trop nationaliste).

Le socle de convictions socialistes de Ségolène Royal rassure les Français sur la pérennité, face à nos concurrents mondiaux, d’un système de large redistribution des revenus, qui évite les trop grandes inégalités sociales et assure un filet de sécurité pour les plus faibles. En même temps, son ouverture et son refus des tabous idéologiques suggèrent qu’avec elle, les horizons de la mondialisation ne seront pas bouchés par des oeillères handicapantes.

 

4. Une approche critique de l’ultra-libéralisme soixante-huitard

medium_famille.jpgLe quatrième point fort de Ségolène Royal est de ne pas se limiter à une critique de l’ultralibéralisme économique. Elle s’attaque aussi à l’ultralibéralisme des mœurs, qui peut en arriver à chosifier le corps, marchandiser les relations humaines, précariser les liens au nom d’une culture du jetable. Cet ultralibéralisme des mœurs, produit dérivé de Mai 1968, a réussi le tour de passe-passe de se prétendre de gauche. En réalité, il est aussi dévastateur, aussi inégalitaire, aussi injuste socialement que l’ultralibéralisme économique. Si ce dernier est de droite, le premier l’est en réalité aussi. Michel Houellebecq (cf. photo ci-dessous) a parfaitement bien décrit les effets de ce qu’il appelle «l’extension du domaine de la lutte». Je le cite «Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue.  (…) Dans un système sexuel où l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables; d’autres croupissent dans la misère. En système sexuel parfaitement libéral», idem (Extension du domaine de la lutte, Paris, Poche « J’ai lu », 1997, p.100).

medium_images-3.6.jpgLes nombreux défenseurs d’une morale libertaire ne semblent pas réaliser que dans un contexte économique et social difficile, le «jouir sans entraves» fonctionne bien pour des bourgeois aisés (qui ont les moyens de financer des liens multiples, et les pensions consécutives au divorce), mais beaucoup moins dans des milieux sociaux modestes, chez lesquels la famille stable et fidèle constitue souvent le dernier filet de sécurité quand tout va mal. Réalisent-ils davantage qu’en snobant le modèle traditionnel du couple ou de la famille, ils emboîtent allègrement le pas au capitalisme marchand le plus outré, qui fait aujourd’hui largement commerce de la sentimentalité à la carte et du désir jetable, au fil des «îles de la tentation» ou des dernières frasques du mannequin Paris Hilton? Combien de parcours fracassés par les divorces, les séparations et recompositions multiples? Les enseignants en savent quelque chose, confrontés qu’ils sont, tous les jours, à des enfants ballottés et insécurisés par l’ultralibéralisme des mœurs et des affects. Par son souci de sécuriser les liens matrimoniaux, par sa promotion du congé parental paternel, sa militance contre la chosification des femmes (cf. son combat contre les mannequins vivants des Galeries Lafayette, en avril 1999…), par son accent sur l’ordre et les valeurs, l’importance d’être de bons parents, Ségolène Royal bouscule résolument les hérauts du désordre libertaire (qui la haïssent en retour, comme par hasard).

Elle n’en prône pas pour autant une morale à l’ancienne, patriarcale, pré-1968, ce que très peu de citoyens accepteraient. Son image de femme émancipée, mère, en couple mais non-mariée, montre qu’elle n’entend pas déboulonner les principaux acquis de 1968, mais qu’elle veut plutôt en corriger les dérives ultralibérales au nom d'une "République du respect". Dans cette démarche, elle est sous une forte pression par beaucoup de camarades socialistes, membres d’honneur de la bourgeoisie libertaire qui dicte le «la». Elle a dû leur donner quelques gages. Son positionnement décalé, plus proche de valeurs jugées traditionnelles, est contre toute évidence brocardé, par ses opposants internes, comme de droite. Il est en réalité profondément de gauche, car hostile à l’ultralibéralisme sous toutes ses formes, pas seulement ses formes économiques. Les Français, massivement attachés à la famille (voir la dernière Enquête Européenne sur les Valeurs), ne s’y trompent pas, et apprécient qu’une femme de gauche s’intéresse enfin de près à la réalité familiale.

 

 Pour conclure

medium_images-5.3.jpgUn discours ultra-moderne, une relance démocratique, une inscription maîtrisée dans la mondialisation et une approche critique de l’ultralibéralisme soixante-huitard: nous avons là le carré magique de la candidature Royal.

À celui-ci s’ajoutent naturellement d’autres éléments. On peut citer un effet de génération, dont bénéficie aussi Nicolas Sarkozy (place aux cinquantenaires! Voir dessin ci-dessous), mais aussi, au plan individuel, un courage peu commun et un puissant charisme personnel (dernier élément qui manque, côté socialiste, à Dominique Strauss-Kahn, au programme solide par ailleurs). Dernier bonus à ne pas négliger: Ségolène Royal a des valeurs de gauche et une culture de droite, comme François Mitterrand, et tout porte à croire que cette combinaison (finalement rassurante pour beaucoup) est celle que les Français préfèrent.

Mais ce carré magique me paraît constituer le socle de sa popularité, et la base sur laquelle elle construit son avenir politique. Sa force est qu’il «fait bouger les lignes», en rencontrant les intérêts populaires (pas populistes) au risque de bousculer les raisonnements circulaires des états-majors installés. Ceux qui s’imaginent n’avoir là qu’un effet de mode se trompent lourdement. Quant à ceux qui continuent à sous-estimer la candidate, le réveil sera difficile. En dépit de sa relative inexpérience (elle est quand même énarque, ancienne conseillère de F.Mitterrand, ancienne ministre et présidente de région), Ségolène Royal, à 53 ans, dispose d’atouts susceptibles de la conduire jusqu’au bout: l’Elysée.

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L'oeil de Giefem Congé de soutien familial

(Nicolas Sarkozy, Jacques Chirac, Ségolène Royal, Lionel Jospin)

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