Le CRAN: d'une belle cause à une dérive communautariste (15/03/2007)

medium_images.33.jpgJe n'aime pas qu'on agite à tout bout de champ le spectre du communautarisme. Alain Finkielkraut, évoqué il y a peu dans ce blog, a eu tort, de ce point de vue, de prêter aux émeutes urbaines parisiennes de l'automne 2005 un caractère principalement "ethnico-religieux", car je crois que les causes étaient avant tout sociales, et non communautaires.

Mais ce n'est pas une raison pour évacuer cet enjeu.

Le "communautarisme", au sens d'un système où le pays tend à se définir comme un agrégat de communautés qui marchandent leurs avantages, n'est pas une vue de l'esprit. Le fait est qu'il ne surgit pas toujours où on l'attend. Les émeutes urbaines n'étaient pas "communautaristes".

En revanche, au gré des cocktails parisiens des beaux quartiers, peut fort bien germer un communautarisme "chic", "branché", nourri d'entrepreneurs identitaires qui savent à merveille instrumentaliser la question des discriminations, réelles ou supposées.

Vous voulez un exemple? Ci-dessous, vous trouverez la version longue d'un "coup de gueule" que je viens de publier dans l'hebdomadaire protestant Réforme.

 

Le CRAN et «les noirs de France»: dérives d’une OPA identitaire

Quand des choix communautaristes gâchent une belle cause

(Version longue du texte publié dans Réforme)

 

En ces temps de campagne électorale, les états-majors fourbissent leurs armes et Marianne est d’humeur belliqueuse. Tantôt courtisée, tantôt menacée, la République se dresse au cœur des enjeux et des combats. Un des traits qu’on lui décoche souvent, non  sans raison, est son arrogance du discours. Notre pays se ferait une spécialité des grands principes, quitte à passablement les négliger dans la pratique. Le Conseil Représentatif des Associations Noires (CRAN) s’est distingué, depuis quelques mois, dans ce registre critique.

Exaspéré du manque flagrant de visibilité des noirs dans la société française, un collectif s’est constitué le 26 novembre 2005 dans le but de confronter la République française à ses insuffisances, lui intimant d’en rabattre un peu sur la théorie, pour mieux se concentrer sur les travaux pratiques. En substance: «Assez de beaux discours universels, appliquons concrètement les principes!»

 

Disons le tout net : cette cause est belle, et mérite le soutien total de tous ceux qui entendent faire vivre aujourd’hui la devise républicaine «Liberté, égalité, fraternité».

 

medium_images-1.11.jpgStatistiques ethniques: pourquoi pas


Parmi les protestants français, bien placés du fait de leur histoire pour mesurer la difficulté d’être minoritaire, nombreuses ont été les voix de sympathie en direction de leurs compatriotes noirs ainsi mobilisés. De ce point de vue, le plaidoyer développé par le CRAN en faveur de statistiques ethniques peut être salué et encouragé, dans la mesure en tout cas où cet instrument de connaissance qu’est le recensement permettrait de mieux apprécier la diversité réelle des composantes de la nation, fournissant des éléments solides pour combattre les discriminations.

Ce bel élan, ce «rayon de lumière» évoqué par Michel Wieviorka en janvier 2006, rend d’autant plus triste le gâchi auquel on est en train d’assister depuis six mois. Censé donner du «cran» aux citoyens pour mieux lutter contre le racisme et la discrimination, cette initiative a fâcheusement dérapé, au fil des déclarations de ses leaders, pour, en fin de compte, mettre en péril l’idéal républicain lui-même.

 

La prophétie du boomerang


medium_images-4.6.jpgPeu avaient anticipé la dérive de cette O.P.A. identitaire. Saluons de ce point de vue la lucidité précoce (mais trop virulente) de Claude Ribbe, président du Collectifdom, et les interrogations plus mesurées de Christiane Taubira (photo ci-contre), qui avait souligné combien la revendication communautaire «est un sujet sur lequel il faut être à la fois audacieux et prudent, car il peut nous revenir en boomerang. Et il ne faut pas contribuer à des segmentations» (1). La prophétie du boomerang s’est aujourd’hui accomplie, et l’exemple du CRAN, s’il était suivi, menace les fondements mêmes de la République.

Les derniers entretiens du président du CRAN, Patrick Lozès, illustrent l’ampleur du dérapage. Dans le Nouvel Observateur, il s’affirme comme un entrepreneur identitaire qui semble s’estimer quasi propriétaire des Français à la peau noire. Il en connaît même le nombre, alors que l’INSEE l’ignore (1.865.000, dit-il), et clame : «les Noirs feront la différence dans l’isoloir en 2007» (2).

Une menace? Représentatif d’une maigre minorité d’associations noires -moins de 5% de toutes les associations noires de France- (3), sans légitimité électorale, doté seulement (mais c’est beaucoup) d’un soutien médiatique équivoque et sans doute temporaire, comment Patrick Lozès peut-il oser parler au nom de tous les noirs de France?

 

Avenue vers la balkanisation


medium_images-2.10.jpgAutre dérive, l’insistance sur le seul critère de couleur de peau (4). On pouvait la juger maladroite mais sympathique à son début, mais en appuyant dans la durée sur ce seul critère, le CRAN ouvre une boîte de Pandore. Que dirait-on d’une création d’un Conseil Représentatif des Associations Jaunes de France? Ou d'un CRAB (pour les Associations Blanches)? Une avenue vers la balkanisation.

La référence explicite, revendiquée par Lozès et Louis George Tin (son bras droit) au pasteur Martin Luther King est de ce point de vue particulièrement mal venue. Car Martin Luther King a lutté pour un système qui cesse de distinguer, dans les régulations sociales (juridiquement inégalitaires), entre blancs et noirs.

Patrick Lozès et le CRAN plaident au contraire pour des régulations sociales (juridiquement égalitaires en France), qui différencient davantage entre blancs et noirs (au nom d’un rattrapage à effectuer en faveur des noirs).

 

medium_images-3.10.jpgLozès, l'anti-Luther King


Le premier, sans ambition politique, a rassemblé des millions de noirs, et de blancs, le second, en quête d’une investiture parlementaire pour 2007, ne représente pas beaucoup plus que lui-même.

On le voit bien: si l’objectif explicite est identique (lutter contre les discriminations qui frappent les noirs), la méthode est diamétralement opposée. La première était universaliste, républicaine et désintéressée (principe d’égalité devant la loi et de non-distinction de la couleur de peau), la seconde est particulariste, communautariste et intéressée (critique du principe d’égalité sous prétexte qu’il est mal appliqué, et mise en avant de la couleur de peau).

Louis Georges Tin assume du reste pleinement ce particularisme, déclarant à l’Observatoire du Communautarisme que d’après lui, «l'universalisme n'est en général qu'un particularisme parmi d'autres», et que c’est «une coquille vide» (5). C’est dit! S’il est une coquille vide, autant faire le deuil du principe d’égalité, à la base de l’universalisme républicain (comme il est à la base aussi du christianisme de Martin Luther King). Là est l’enjeu des débats à venir sur les discriminations: soit lutter contre elles en appliquant mieux le principe d’égalité, soit lutter contre elles en dérogeant à ce principe.

 

medium_CM_Capture_1.3.jpgLe CRAN et Frêche, images inversées d'une même approche racialiste


En jouant la carte de la couleur de peau, le CRAN s’inscrit manifestement dans cette seconde option, sur la base d’un discours clairement racialiste. Sans être ouvertement raciste, le CRAN surdétermine le facteur racial au détriment d’une foule de causes tout aussi importantes, sinon plus. Ainsi, lorsque Patrick Lozès dénonce la sous-représentation des noirs en politique, la cause est-elle seulement la couleur de peau? N’est-ce pas aussi, et surtout, en le profil social souvent défavorisé des noirs (mais aussi des tziganes, des maghrébins, etc.), lié au migrations récentes?

Focaliser sur la couleur de peau tend à lier l’embauche non pas tant au mérite qu’au taux de mélanine cutanée. Cette approche ne résoud rien et viole les principes d’égalité de la République, qui ne saurait faire de distinction selon l’origine des citoyens, égaux devant la loi.

Quand Georges Frêche déplore le faible taux de blancs dans l’équipe de France de football, affichant sa «honte», on le sanctionne. Quand Patrick Lozès déplore le faible taux de noirs cadres, affichant son «indignation» (6), on est dans le même registre racialiste et anti-républicain, quelles que soient les professions de foi républicaines de leurs auteurs.

Focaliser sur les causes sociales de relégation (qui jouent quelle que soit la couleur de peau), au contraire, serait l’approche républicaine attendue, hélas bien absente de la rhétorique du CRAN. Prenons un exemple: quand Patrick Lozès déplore le manque de cadres noirs, une approche par les causes sociales reviendra à développer la formation, les aides à l’éducation, pour permettre à tous les défavorisés, qu’ils soient «noirs», «jaunes» ou «blancs», de rattraper leur retard. Mais l’optique racialiste de Lozès écarte cette option au profit d’une demande d’ «action affirmative» vers les noirs, qui, telle qu’il la formule, touche à l’absurde.

 

Ne pas empiler les passe-droits


Car si les noirs de France ont «2,25 fois moins de chances que les autres Français de devenir cadre» (7), un décalage similaire pourrait être pointé au sujet de bien des populations, comme les Picards (très en retard sur la moyenne nationale en terme de scolarisation dans l’enseignement supérieur), sans parler des Manouches ou des malentendants (et on pourrait multiplier les catégories). Faut-il des quotas de Picards dans les grandes entreprises? Quand on est Picard et noir, a-t-on droit à un double bonus?

Auteur à culot d’un ouvrage titré «Nous les noirs de France»  (comme si Jean-Marie Le Pen s’autorisait à écrire un livre titré: «Nous, les blancs de France» (8), Lozès s’est invité, jusqu’à présent, aux meilleures tribunes, jouant d’une rhétorique victimaire rôdée, assaisonnée d’invocations républicaines à peu près aussi convaincantes que les invocations écologistes de Nicolas Sarkozy.

Il s’est bâti une organisation richement dotée sur laquelle il a quasiment tous les pouvoirs (il nomme l’intégralité du bureau exécutif).

 

medium_images.34.jpgMais il est grand temps d’inviter les Français à bien relire ce que cet entrepreneur identitaire pense avoir à nous dire: car pour corriger ses torts, souvent réels, vis-à-vis des populations d’immigration récente ou d’origine ethnique différente du type majoritaire, notre pays a besoin de citoyens informés, aptes à la fois à aider les initiatives empiriques authentiquement républicaines (mettre fin aux passe-droits qui favorisent certains), et à écarter les impostures racialistes (qui surajoutent aux premiers passe-droits, au lieu de se donner comme tâche exclusive de les combattre, la revendication de passe-droits favorables à telle ou telle catégorie).

Une procédure judiciaire a été ouverte en décembre 2006 par Claude Ribbe (photo ci-contre) afin d’obtenir la dissolution du CRAN, association «fondée sur un critère ouvertement racial et donc illicite selon la loi de 1901» . Une affaire à suivre.

 

(1) Christiane Taubira, citée par Laeticia Van Eeckhout, « Des associations noires créent une fédération », Le Monde, 26 novembre 2005.

(2) Patrick Lozès au Nouvel Observateur, édition électronique, 8 février 2007.

(3) En 2006, il regroupait moins de 200 associations, alors que les seules populations antillaises se regroupent dans 8000 associations (sans compter plus de 5000 associations africaines ou d’origine africaine). En février 2007, Patrick Lozès évoque désormais "un millier d'associations" (ce qui laisse le CRAN à moins de 10% de taux re représentations des 'associations noires').

(4) Au contraire du CRIF (Conseil Représentatif des Institutions Juives de France), dont le critère de représentatitivé est fondé sur l’élément culturel et religieux, pas sur la couleur de peau.

(5) Louis Georges Tin, entretien à l’Observatoire du Communautarisme, 17 mars 2006.

(6) Patrick Lozès, «Ecoutons enfin les noirs de France», Le Monde, 1er mars 2007.

(7) Patrick Lozès, « Ecoutons enfin les noirs de France », ibid.

(8) Patrick Lozès, Nous, les noirs de France, Paris, ed. Danger public, 2007.

 

NB : je signale une coquille dans mon article de Réforme: il ne s'agit pas d'une information judiciaire ouverte contre le CRAN, mais d'une procédure judiciaire initiée par Collectifdom, le but étant bien la dissolution du CRAN.

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