Statistiques de la diversité : l’occasion manquée (30/11/2007)

f45a468680d90108f5fb16cf15ee6c5c.jpgCes derniers jours, deux drames du Val d’Oise ont fait les gros titres. Le premier s’est déroulé le 25 novembre 2007. Ce jour-là, Anne-Lorraine Schmidt, 23 ans, se rendait à la messe en RER. Seule dans un wagon, la jeune femme a été victime d’un violeur.

 

Elle s’est défendue, elle a été poignardée, elle est morte. Le second s’est déroulé du 25 au 27 novembre 2007, avec les scènes de guerilla urbaine à Villiers-le-Bel (plus de 80 policiers blessés), suite au décès accidentel de deux jeunes motards, Moushin et Larami, venus percuter une voiture de police.

Avec quelques jours de recul, je voudrais revenir sur ces deux événements, en vous invitant, chers internautes, à deux lectures (on ne chôme pas ici!).

 


4457586fed61ba993c94e07778646091.jpg Le drame de Villiers-le-Bel vu par Claude Ribbe

Première lecture, celle de Claude Ribbe, historien, écrivain et militant aux réflexions toujours incisives, dont je lis occasionnellement le blog. Voici le lien.

Spécialiste des questions liées à la mémoire de l’esclavage, à l’identité républicaine et aux enjeux culturels et politiques antillais, Claude Ribbe développe sur son blog une lecture à vif et sans concessions des événements, basée sur l’origine ethnique.

D’un côté, les noirs, ghettoïsés. De l’autre, les blancs qui, selon Claude Ribbe, «ont raison d’avance» aux yeux des policiers.



233827a5f3dd3528906cb2b16e0f4d05.jpg Le drame du RER D vu par Frédéric Pons

Seconde lecture, celle de Frédéric Pons, journaliste dans le périodique conservateur Valeurs actuelles.

Son billet a depuis été censuré sur le blog de Valeurs actuelles, mais il est reproduit ici. Ecrivain, professeur à St Cyr et journaliste, que nous dit Frédéric Pons?

Sa lecture à chaud du meurtre d’Anne-Lorraine est également basée, au moins en partie, sur l’origine ethnique. L’assassin, souligne-t-il, était «d’origine turque», un «loup en liberté», criminel sexuel relâché bien trop vite.

 


Quelles conclusions tirer ?

Je précise d’abord que si ces deux textes m’intéressent vivement, et si je puis, dans une certaine mesure, vibrer avec chaque auteur quand ils s'indignent d'une mort inutile, je suis loin de me retrouver dans leur vision tranchante des choses. Mais ils fonctionnent comme de bons révélateurs d'un malaise social.


J’en viens au fait: l’un comme l’autre développent une grille d’interprétation basée en partie (voire en totalité) sur l’origine ethnique, et sur les biais que cette origine induit (manque d’intérêt pour le meurtre d’une blanche selon F.Pons, manque de considération pour la mort de deux noirs selon C.Ribbe).

A partir de points de vue (et de conclusions) à l’opposé, on est donc dans un univers mental assez proche: on se retrouve pour dire que la France a du mal à gérer la diversité. A partir de là, que faire?


Mille et une politiques ont été tentées. Et on a fait quelques progrès. Mais le Val d’Oise, ces derniers jours, nous rappelle qu’il reste beaucoup à accomplir. Comment MIEUX faire? Bien malin celui qui aurait la recette magique!

Les deux points de vue subjectifs et indignés de Ribbe et Pons, bien que tous deux biaisés, nous mettent peut-être sur une piste: sortons justement de l’à-peu-près et du subjectif. Quantifions, prenons toute la mesure des enjeux.



3d8c6ade12a858c133e5a38971dc7084.jpgStatistiques de la diversité, un instrument de CONNAISSANCE

En bon chercheur en sciences sociales que j'essaie d'être, mon réflexe est alors de porter un diagnostic: ce corps social malade d’une diversité difficile, à quoi ressemble-t-il précisément?

L’enjeu des statistiques de la diversité (appelées improprement statistiques ethniques) est là, tout simple. Connaître la diversité des origines démographiques de la population est un INSTRUMENT DE CONNAISSANCE.

Mille fois plus précis qu’une impression subjective (Ribbe ou Pons), qu'un sondage ou que la conclusion d’un « testing » pratiqué par SOS Racisme, comme l’observent justement Eric Fassin (INED) et Patrick Simon (EHESS).

Sans connaissance précise, pas de bon diagnostic ni de guérison, ce qui vaut pour le traitement du corps humain comme pour celui du corps politique.
Entre regarder un corps par un trou de serrure à 10 mètres de distance (sondage) et disposer d’une radiographie (statistiques quantitatives), quel patient préfère la première technique?


412267c37a47230d2b283b997032e90a.jpg Ecueils à éviter

En soi, les statistiques de la diversité ne sont ni bonnes ni mauvaises, ni ‘républicaines’ ni ‘communautaristes’. Il ne faut pas tout confondre!

En revanche, elles ont objectivement un potentiel de connaissance énorme, pour le meilleur ou pour le pire. C’est la manière dont on les élabore et dont on s’en sert qui fera la différence qualitative et éthique.

Deux exemples :
1/ (sur l’élaboration) Réaliser ces statistiques avec un accent sur des critères de couleur de peau serait regrettable, et je rejoins la CNIL qui a considéré la création de catégories ethno-raciale comme très inopportune.
Les élaborer avec un accent sur des critères d’origine géographique est en revanche pertinent.
2/ (sur l’usage) Utiliser ces statistiques pour réintroduire le spectre du Maréchal Pétain et d’une politique racialiste ou différentialiste serait évidemment catastrophique. Attention aussi au risque d’assignation identitaire, c’est-à-dire la tentation de lier mécaniquement un profil socioculturel ou religieux à une origine. Ce n’est pas parce qu’on est noir qu’on aime forcément le manioc (cf. Gaston Kelman).
En revanche, utiliser les statistiques de la diversité pour mieux cerner et affronter les enjeux de la mixité sociale est très souhaitable.

Comme la France d’aujourd’hui est durablement démocratique (même si on peut toujours mieux faire...) et qu’elle n’a pas pour modèle l’Afrique du Sud de l’Apartheid, ni le Régime de Vichy, je pense, avec bien d’autres observateurs, que les risques liés à l’élaboration et à l’usage des statistiques de la diversité sont très largement maîtrisables.

C’est pourquoi le rejet a priori de ces statistiques par des personnalités de tous horizons, de droite comme de gauche, est profondément regrettable.

 

4e5dd4129a26a3bdb2bfae7773f64ca0.jpgAllergies statistiques

Les motifs d'allergie statistique abondent. D’aucuns sont peut-être trop hantés par les errements du passé (P.Weil et le spectre de Vichy). Des statistiques de la diversité qui sortent enfin des approximations et des fantasmes pourraient par ailleurs menacer certaines rentes de situation (Mouloud Aounit, inamovible représentant du MRAP).

D’autres ont une fâcheuse tendance à camper dans un républicanisme abstrait qui peine à voir les discriminations en face (J-L. Mélanchon), à moins qu’il s’agisse d’un vague antiaméricanisme de confort.

Bien des intérêts a priori opposés se rejoignent dans le refus de photographier la société française dans la diversité de ses origines démographiques.

Sans doute y a-t-il d’autres raisons encore, plus respectables que certaines de celles qui sont résumées ci-dessus. Je comprends bien des réserves affichées, mais je crois qu’elles ne sont pas fondées, car le vrai débat ne devrait pas porter sur les statistiques, mais sur leur usage.


8a723bed9d41b5f56153053281f5ba6c.jpg"Cachez ces statistiques que je ne saurais voir"...  Une censure regrettable

Et voilà que le Conseil Constitutionnel a donné raison aux frileux, enterrant pour l’instant l’idée après sa censure de l’article 63 de la loi sur l’immigration de Brice Hortefeux (15 novembre 2007).

Plusieurs points de cette loi appelaient en effet une méfiance légitime. Mais pas cet article 63!


C’est pourtant sur ce point des statistiques dites "ethniques" que le Conseil Constitutionnel a été le plus inflexible.
La raison invoquée : l’article 1er de la Constitution, selon lequel «La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale.»

En quoi connaître l'origine géographique, ou l'affiliation religieuse (ou non-religieuse) compromettrait ce principe? A ce compte-là, connaître le niveau de revenu des Français est tout aussi dangereux, et devrait être censuré aussi...

Notre République est-elle si fragile qu’elle ne puisse accepter de se regarder dans sa diversité? Je suis de ceux qui pensent le contraire.
Continuer à faire l’autruche, comme Jacques Chirac (un de ces nouveaux «sages») avait fait l’autruche avant 1995 devant la réalité chiffrée d’une corruption endémique, c’est aller droit dans le mur.
Le ‘retour du réel' finit toujours par se produire, que ce soit sous la forme d’une mise en examen ou d’un embrasement social.

 

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Pas une menace, mais une chance pour la République

Qu’attend la République pour prendre les devants avant qu’il ne soit trop tard?

Sur ce plan précis, je partage pour l’essentiel l’avis, et de Michel Wieviorka (exprimé dans Le Monde), et de Jean Baubérot (qui s’est exprimé sur son blog). Je rejoins aussi cet appel, consultable sur le site "Sauvons la recherche".

Bien pensées, les statistiques de la diversité (géographique, mais aussi religieuse) ne sont pas une menace, mais une chance pour la République.
Car cet instrument de connaissance, qui mettrait fin au flou et aux approximations douteuses, donnerait un excellent outil de plus à la République pour mieux cibler ses politiques, et pour réduire là où il le faut vraiment le décalage, parfois important, entre ses généreux principes universalistes, et une réalité marquée par des discriminations persistantes (et tous azimuts).


a317357de84fdecd0734d4d067793330.jpgRépublicanisme appliqué

La seule façon salubre de réduire ce décalage est d'oeuvrer pour ce que j’ai appelé, dans une note précédente, un républicanisme appliqué. "Mieux appliqué", pour être plus précis, au sens d'un républicanisme qui ne se contente pas d'une théorie impeccable, mais qui se met en pratique inlassablement afin d'appliquer concrètement les principes.

Pour mettre en œuvre jusqu'au bout ce républicanisme appliqué, il faut se donner les moyens de bien connaître la société française de 2007-2008, avec sa diversité d’origines géographiques, sociales, culturelles, religieuses (1).

L'INED et l'INSEE sont, dans ce domaine, des outils merveilleux. Encore faut-il s'en servir davantage!

Quelle sont ces élites (politiques, intellectuels, décideurs de toutes sortes) qui craignent de voir la France telle qu’elle est?!

Qui la momifient soit dans les grands principes abstraits, soit dans la nostalgie, soit dans l’à-peu-près de sondages insuffisants? Le coq national refuserait-il d'admettre qu'avant d'être "gaulois", ses plumes sont républicaines et multicolores?


Continuer indéfiniment à refuser des statistiques de la diversité, c’est ouvrir la porte…


-soit à un républicanisme abstrait radoteur et totalement décrédibilisé (pour avoir refusé de se donner tous les moyens empiriques de corriger le décalage entre la formule «tous les hommes ne naissent pas libres et égaux en droit» et une réalité de terrain où les variables de sexe, de revenu et de couleur de peau introduisent trop de biais)


-soit à un multiculturalisme tous azimuts, à tendance communautariste light, qui triompherait suite à l’échec du modèle républicain. Il se nourrirait des fantasmes et d’un discours victimisant approximatif (cf. le CRAN), et signerait la mort du principe de l’égalité de tous devant la loi au nom des prérogatives des communautés.



e56b5b8ce2ab0d76dd9166ed7d7a9a4c.jpg Contre ces deux écueils, un choix clair : le républicanisme appliqué.

Dans la fierté de ce qui constitue le meilleur de la tradition républicaine française (en affinité avec Julien Landfried, je suis de ceux qui refusent de prétexter de ses limites actuelles pour lui porter l'estocade au nom de l'Europe, de la globalisation ou de je-ne-sais quoi), mais sans non plus se payer de mots.

Et pour cela, il serait bien bête de se priver d’une photographie statistique fine de la France réelle dans sa diversité, tant nous avons là un précieux outil de connaissance pour mieux pointer les défis du jour, portés par ce but commun: corriger les défauts d’application d’un modèle républicain qui reste, quoi qu’on en dise, le meilleur gage d’une société où les droits de tous les citoyen(ne)s sont concrètement respectés, qu’ils soient des Anne-Lorraine ou des Moushin et Larami.



(1) (J’ouvre une parenthèse pour rappeler que le projet ‘Dieu change à Paris’ que j’avais proposé cette année pour financement à l’ANR entendait justement cartographier, quantifier et décrire précisément cette diversité religieuse parisienne actuelle: cela aurait-il fait peur à certains?).

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