Le lynchage d'Hypatie: rouvrir le dossier? (28/01/2010)

Hypatie.pngComme promis je vous retrouve en ce 28 janvier, jour anniversaire possible, dans l'Eglise catholique, pour fêter Saint Cyrille d'Alexandrie (la fête principale étant pour les catholiques le 28 février).

 

L'objet de cette note (réservé aux fans d'Hypatie :) ?

 

Revenir sur les lieux du crime... en l'occurence le lynchage d'Hypatie, une brillante philosophe alexandrine du IVe siècle ap. J-C, enseignant Platon et Aristote au temps de Théodose II, assassinée par des chrétiens fanatiques.

Rappelons pour commencer que cette sinistre affaire a été évoquée, de manière partiellement romancée, dans un peplum plutôt réussi dans son genre (malgré quelques facilités, et une reconstitution de la vie alexandrine relativement pauvre).

 

critique-avant-premiere-agora-jango-L-1.jpegLe titre de ce film, déjà évoqué brièvement dans ce blog, est AGORA (2009), d'Alejandro Amenábar.

 

Il a été très bien noté dans le Technikart de décembre-janvier 2010 (p.108), ce qui est plutôt une référence.

 

En un mot comme en cent, le personnage principal, interprété par Rachel Weisz, campe une Hypatie convainquante, et le scénario tient la route.

 

Recherches faites (de seconde main! Je ne suis pas helléniste), il s'avère que la trame du film est historiquement solide.

Ce peplum comporte finalement assez peu d'extrapolations, même si on édulcore la fin, et qu'on romance un peu autour de l'apport d'Hypatie à l'astronomie (à ce sujet, on n'est sûr de rien, les écrits d'Hypatie ayant hélas disparu).

Le fanatisme chrétien de l'époque, encouragé par la politisation post-constantinienne du religieux (l'Eglise devenant un soutien du pouvoir) correspond fort bien à ce que les sources antiques nous révèlent.

 

 

Saint Cyrille.pngLa question du rôle de l'évêque "Saint" Cyrille d'Alexandrie

 

Mais un point clé a "chiffonné" l'historien que je suis. Qu'en est-il du rôle exact de l'évêque Cyrille?

 

Se peut-il qu'un tel homme, canonisé par l'Eglise et encensé par Benoît XVI, ait cautionné le lynchage d'une femme philosophe que tous les contemporains semblent avoir trouvée remarquable tant par sa science que par sa pédagogie... et même sa vertu?

C'est la thèse du film.

Mais cette thèse (terrible) est-elle vérifiable? Confirmable?

Ou est-ce une extrapolation hasardeuse, voire malveillante?

 

 

loupe.gifDeux ouvrages de référence

 

Ouvrons l'enquête.

Pour cela, il existe une bibliographie abondante consacrée à la figure d'Hypatie.

Je m'appuierai simplement, ici, sur les deux ouvrages universitaires les plus incontestables sur ce sujet.

 

Ces deux ouvrages sont, d'une part, Maria Dzielska, Hypatia of Alexandria (Harvard University Press, 1995), et d'autre part, Pierre Chuvin, Chronique des derniers païens, La disparition du paganisme dans l'Empire romain, du règne de Constantin à celui de Justinien (Paris, Fayard et Les Belles Lettres, 2009, réed. augmentée)

 

Maria Dzielska: Saint Cyrille, caution indirecte du meurtre d'Hypatie

 

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D'après Maria Dzielska, dont l'ouvrage est désormais considéré comme la référence principale en ce qui concerne Hypatie elle-même, Hypatie n'était pas une activiste païenne.

Son cercle d'étudiants comprenait des païens et des chrétiens: elle ne faisait pas de discrimination.

Cyrille, de son côté, apparaît d'après les sources comme un évêque violent, intolérant, qui chasse brutalement les Novatiens, puis les Juifs. Face à Hypatie, en revanche, il est embarassé. La réputation d'Hypatie étant excellente, son prestige non moins grand, que faire pour écarter cette gêneuse?

L'existence des paraballani, que l'on voit dans le film comme une milice chrétienne inquiétante, est bel et bien confirmée par Maria Dzielska, d'après sa lecture des sources primaires: il s'agissait de 500 à 800 fiers à bras chrétiens, milice charitable.... mais aussi chargée de la protection de Cyrille. Ce sont bien ces hommes qui s'en sont pris au gouverneur, Oreste, accusé de tiédeur (là encore, le film est fidèle aux sources).

 

C'est alors que serait intervenue Hypatie, contestant le pouvoir jugé démesuré de l'évêque, et plaidant pour le respect de l'autorité civile. La thèse de l'auteure est la suivante: réalisant l'obstacle représenté par Hypatie, Cyrille aurait créé un climat de plus en plus hostile à la philosophe, laissant les mains libres aux surenchères et, finalement, au lynchage de la malheureuse.

D'après Dzielska, Cyrille n'aurait pas commandité l'assassinat (dans des circonstances particulièrement odieuses). Il aurait simplement créé le climat débouchant sur l'irréparable.

 

 

Pierre Chuvin: Saint Cyrille, complice direct ou tacite du lynchage

 

images-1.jpegSur nombre de points, Pierre Chuvin, dans sa large (et émouvante) synthèse sur la destruction des derniers païens par la machine de guerre post-constantinienne (ou théodosienne: christianisme, religion d'Etat), rejoint Maria Dzielska.

En revanche, il diffère en partie dans le rôle dévolu à Cyrille, et ses arguments méritent qu'on s'y attarde. D'après lui, les mains de Cyrille ont trempé dans l'assassinat.

 

Pas directement bien-sûr (Cyrille n'a pas poignardé lui-même la malheureuse). En revanche, il souligne en particulier un point négligé par Maria Dzielska, à savoir que le lynchage de la philosophe-mathématicienne par des miliciens chrétiens fanatiques a eu lieu.... dans la propre église patriarchale de l'évêque Cyrille!

 

Difficile, dans ces conditions, d'imaginer que Cyrille n'ait pas cautionné, directement ou indirectement, l'élimination d'un soutien fort d'Oreste, gouverneur détesté de Cyrille.

Du reste, Socrate le scolastique, en 440, ne soulignait-il pas déjà que le lynchage a porté atteinte à l'image de Cyrille et à l'église d'Alexandrie"?

 

A noter que Chuvin comme Dzielska rappellent que des chrétiens n'ont pas cautionné ces pratiques intolérantes.

L'évêque Synesios de Cyrène, ancien étudiant d'Hypatie (un autre personnage du film parfaitement attesté historiquement) fait même preuve, dans sa correspondance, d'une admiration sans borne pour cette femme exceptionnelle (ses Oeuvres, contemporaines d'Hypatie, ont été numérisées dans leur traduction française! Trésor à consulter ici et ).

Le  massacre d'Hypatie n'a donc pas fait l'unanimité à l'époque parmi les chrétiens, suscitant suffisamment de "bruit" archivistique et littéraire pour que 1600 ans plus tard, on n'ait pas fini de débattre du rôle des uns et des autres, à commencer par celui de Saint Cyrille d'Alexandrie.

 

Saint Cyrille d'Alexandrie, "témoin inlassable et ferme de Jésus-Christ"?

 

Pauvre Cyrille, il n'y peut rien si c'est lui, et non pas Synesios, qu'on a canonisé plus tard!

 

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Car c'est bien cet homme, caution du lynchage d'Hypatie, dénonciateur impitoyable des 'hérétiques' et expulseur des juifs d'Alexandrie, que le pape Léon XIII a désigné comme "docteur de l'Eglise" en 1882 (notamment pour sa théologie mariale).

 

C'est bien cet homme, théologien et normalisateur musclé d'une politique d'éradication de la différence, que le pape Benoît XVI a qualifié, le 3 octobre 2007, lors d'une audience générale, de "témoin inlassable et ferme de Jésus-Christ"...

Sans un mot (!) pour l'intolérance brutale, répétée, et j'ose dire, meurtrière, dont ce brillant dignitaire psycho-rigide s'était fait le spécialiste lors de son ministère à poigne à Alexandrie...

 

(à moins que le terme de "ferme" résume, dans l'esprit et le discours de Benoît XVI, les méthodes de Saint Cyrille d'Alexandrie: j'appréciais la fermeté de Super nanny.... en revanche, je ne suis pas sûr d'apprécier cette "fermeté" version B16!).

 

Ceci nous ramène au fameux discours de Ratisbonne (12 septembre 2006), où Benoît XVI s'en était pris de manière fort cavalière à l'islam.

Ou au non moins fameux discours au collège des Bernardins (12 septembre 2008), lors de la dernière visite papale en France.

Dans les deux cas, le rapport foi-culture a été invoqué par un homme lui-même très cultivé, et souvent d'une réelle hauteur de vue.

 

Mais quand on (re)lit l'apologie de Saint Cyrille d'Alexandrie par Benoît XVI, où est le retour critique sur la propre histoire de l'institution, et sa manière de traiter l'incroyance, de traiter les femmes qui enseignent, de traiter l'hérésie?

 

L'histoire d'Hypatie, et l'interprétation cinématographique qui en a été faite, nous rappelle qu'il ne suffit pas d'invoquer les relations entre foi et culture, pour tirer un trait sur la barbarie.

 

 

images.jpegBarbarie au coeur de la culture

 

La barbarie (ou la sainte ignorance) n'a pas nécessairement pour engrais une soi-disant "déconnection" avec "la" culture, pour faire allusion à une hypothèse récente d'Olivier Roy (sur laquelle nous reviendrons).

 

Elle peut se tenir au coeur même de la culture dominante (qui devient, à Alexandrie, la culture chrétienne, fossoyeuse de l'ancienne culture païenne). Hypatie n'a pas été seulement lynchée par quelques illuminés agissant seuls ou 'en réseau', comme il est à la mode de le dire.

Elle a été lynchée car le nouveau paradigme culturel imposé par l'évêque Cyrille ne lui laissait plus aucun espace, plus aucun oxygène: sa mort symbolique a entraîné sa mort réelle.

Lorsqu'une culture dominante, utilisée par une institution ou un pouvoir, sert une vérité pré-établie, le risque est de maintenir sous le boisseau des épisodes comme le lynchage d'Hypatie, ou les 1000 et 1 "faits désagréables" commis sous le manteau des Vérités officielles.

 

 

ST-archives-sm.jpgReste aux historiens le soin de déboulonner les 'vérités' trop confortables, de rapporter les faits, et de redonner un nom, et une trace, aux hérétiques et boucs émissaires laissés pour compte des canonisations de tous bords, qu'elles soient religieuses ou séculières.

 

 

 

(NB: à noter l'énorme succès du film AGORA en Espagne: l'équivalent de plus de 30 millions de dollars de recettes. Le duo à distance Cyrille/Théodose aurait-il rappelé des souvenirs récents aux Espagnols, soumis jusqu'en 1975 à la férule franquiste (soutenue par l'Eglise catholique au détriment des athées, des juifs, des protestants...)?

Sur le sort des protestants espagnols, massivement discriminés jusqu'à la mort de Franco, voir cet ouvrage d'un pasteur protestant, Aimé Bonifas, Quand fleurit  l'amandier, 1976).

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