La «first lady» des évangéliques américains est décédée le 14 juin 2007 (15/06/2007)

3410867601cfadd603a7e37757c08f29.jpgMouvance très décentralisée, le protestantisme évangélique n’a pas de «pape» ni de «first lady». Mais dans un monde globalisé et médiatique qui a besoin de figures représentatives, les évangéliques n’ont pas échappé à la mise en avant de quelques stars.

 

Nul doute que s’il avait fallu qu’ils choisissent une first lady, les protestants évangéliques américains auraient choisi Ruth Bell Graham, épouse du célèbre évangéliste Billy Graham décédée hier, le 14 juin 2007, à l’âge de 87 ans.

87e26dcee13d82e336e439d48521527d.jpgAu sujet de Ruth Graham (1920-2007), j’écrivais en 2002, dans Billy Graham, pape protestant?, les mots suivants:

« Dotée d’une intelligence acérée, méfiante à l’égard des honneurs, animée d’une grâce «façon Audrey Hepburn» qui n’a d’égale qu’une extrême détermination et un zèle missionnaire au moins équivalent à celui de son mari, Ruth exerça une influence déterminante sur (Billy Graham). Elle accepta le «sacerdoce obligé» de femme d’évangéliste/pasteur, mais ne renonça jamais à la critique: elle détestait, par exemple, les manières théâtrales de son fougueux mari, affirmant que Jésus n’avait jamais “joué” l’Évangile mais qu’il l’annonçait simplement. Alternant malice et candeur à la manière d’une héroïne d’un film de George Cukor, elle assuma sans faillir son rôle de fan et d’aiguillon, souriante au retour du héros, patiente lors de ses interminables absences (plusieurs mois d’affilée parfois), solidaire de la vocation de son époux.» (extrait du chapitre 1 de Billy Graham, pape protestant?)


A ces remarques, j’ajouterai à l’heure des bilans que Ruth a également réussi en assez large partie à éviter de se réduire au rôle de «femme de».

 

Elle a certes fini par se ranger, in extremis, à la volonté de son époux et de son fils aîné quant à son lieu d’inhumation. Ces derniers souhaitaient la voir enterrée dans la nouvelle Billy Graham Library édifiée à Charlotte (N.C.), contre le vœu initial et répété de Ruth (consigné devant notaire), qui préférait de très loin être enterrée au Cove, dans les montagnes de Caroline du Nord.

Quelques jours avant sa mort, Billy a fait savoir qu’après «beaucoup de discussions et de prières», Ruth avait fini par accepter d’être enterrée, avec son mari, dans le nouvel emplacement prévu à côté de la Billy Graham Library.

 

7cd37a8067814886008a3cf481639246.jpgLe site de l’organisation Billy Graham (BGEA) se garde bien à donner le détail de cette affaire, pas très reluisante, qui vise semble-t-il surtout à renforcer la capacité d’attraction de la nouvelle Billy Graham Library, dont la fonction principale, outre l’évangélisation, est d’attirer beaucoup de visiteurs, en particulier des jeunes, afin de renouveler le pool, veillissant, des donateurs et fidèles de l’organisation Graham.



Mais cette dernière concession (de taille) faite au mari et au fils aîné n’a pas empêché Ruth Graham d’exister jusqu’au bout en tant qu’individu et personnalité à part. Qui connaît l’épouse de Pat Robertson? De feu Jerry Falwell? On ne les connaît guère davantage que celle de Jean-Marie Lustiger (et pour cause, ce dernier n’en a pas). Beaucoup d’épouses de prédicateurs vedettes ou de responsables religieux sont vouées à un rôle exclusif de coulisse, réduites au stéréotype de «femme de».


Ruth Graham a certes assumé ce rôle. Mais elle ne s’est pas réduite à cela. Outre quelques petits livres publiés, principalement à caractère dévotionnel, une famille de cinq enfants (nés entre 1945 et 1958) à élever sans grande aide de son mari, des tâches d’enseignement et de directrice d’oeuvre, cette fille de missionnaire née en Chine a affirmé une personnalité indépendante et originale.

 

Elle a du reste gardé jalousement son identité presbytérienne -réformée- (dans une dénomination minoritaire, très évangélique), en dépit du ralliement précoce de son mari au baptisme. Elle aimait le jeu de mot sur PTL (Praise The Lord, Louez le Seigneur), une abréviation commune qu'elle traduisait "Presbyterian Till Last" (presbytérienne jusqu'à la fin).

 

Elle a su aussi se construire un cercle d’ami(e)s propres, dont la romancière à succès Patricia Cornwell, auteure d’une biographie de Ruth, ou, à un degré moins rapproché, l’actrice hollywoodienne Andy MacDowell, très engagée dans une œuvre caritative mise en place par Ruth Graham. On voit cette dernière ci-dessous à l’occasion des 80 ans de Ruth.

 

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Ruth Graham pour ses 80 ans, entourée à gauche de Franklin et Gigi Graham, et à droite de l'actrice Andy MacDowell
(30 mai 2000)


Dotée d’un charisme reconnu par des millions d’Américains, Ruth Bell Graham (1920-2007) a incarné, dans l’Amérique d’après-1945, un idéal féminin à dominante conservatrice (valorisation de la mère au foyer, de l’épouse dévouée et très pieuse, lectrice assidue de la Bible), mais coloré de touches anti-conformistes (grande indépendance d’esprit, franc-parler (1), vivacité créative et capacité d’initiative).

 

A l'intérieur d'un système qui valorise l'autorité patriarcale, elle a fait preuve de cette capacité d'entreprendre et d'agir mise en lumière, à propos de militantes évangéliques, par Ruth Mary Griffith; elle a également fait la démonstration (pour ceux qui en auraient douté) qu'appartenir à un milieu social qui valorise le pouvoir masculin n'implique pas qu'une femme soit sans pouvoir, comme l'expose Brenda Brasher dans une étude sur les femmes en terrain protestant fondamentaliste nord-américain; ce qui ne signifie pas que tout ait été facile, et que les enjeux de partage des rôles aient été absents, comme le rappelle à une échelle plus large un livre riche et lucide signé en 2003 par Julie Ingersoll (2).

 

C’est ce cocktail de conservatisme, de tradition, de piété fervente et de franche audace qui en a fait une des figures féminines les plus populaires des Etats-Unis. Nul doute qu’à ses funérailles convergeront les hommages de millions d’Américains, des plus illustres aux plus anonymes.


(1) Ruth est notamment célèbre pour avoir déclaré devant la caméra qu’elle n’avait jamais songé à divorcer de son mari, mais qu’elle avait en revanche songé à l’assassiner (lorsque leur couple naviguait en mer orageuse). Moins consensuel que ce qu’on attendrait de Mme Ingalls, égérie de La petite maison dans la prairie

(2) Voir :

Ruth Mary Griffith, God's Daughters: Evangelical Women and the Power of Submission (University of California Press, 2000)

Brenda Brasher, Godly Women: Fundamentalism and Female Power (Rutgers University Press, 1998)

Julie Ingersoll, Evangelical Christian Women: War stories in the Gender Battles (New York, New York University Press, 2003)

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