L'État doit-il dicter des valeurs morales imposables à tous ? (26/09/2012)

Unknown.jpegA noter un très bel article de ma collègue Valentine Zuber (EPHE/GSRL) dans l'hebdomadaire Réforme de cette semaine (n°3480 du 20 septembre 2012). Il s'intitule "L'État doit-il dicter des valeurs morales imposables à tous?" (lien ici)

Remarquablement argumenté, il pointe avec une grande justesse certaines limites criantes de la "morale laïque selon Vincent Peillon" (dixit), et plaide à raison pour une ouverture sur l'apport axiologique (valeurs) de la société civile, religions comprises.

 Je partage aussi pleinement sa conclusion, ainsi formulée : "Sans la recherche d’un partenariat équilibré – au lieu de l’exacerbation de la concurrence entre les deux principales sources de l’éducation, la famille et l’école, l’effort mené par les enseignants pour transmettre des valeurs communes aux enfants, futurs citoyens de la République, risque d’être un combat perdu d’avance". Absolument!

 En revanche, deux nuances fortes me semblent utiles après lecture attentive de ce bel argumentaire.

réforme,laïcité,france,république,pluralisme,école,école et laïcité,vincent peilhonLa première est le danger du culturalisme (relativisme culturel), qui consisterait, sous prétexte de déboulonner (à juste titre) une suffisance républicaine donneuse de leçons, à contester l'universalité de certaines valeurs. Pour reprendre une boutade souvent faite dans ce contexte, le cannibalisme (ou le droit des femmes, etc.) deviendrait-il une affaire de goût? A chaque culture, ses valeurs? Non!

Pointer la "morale prétendument universelle" de la République laïque me paraît ainsi dangereux. "Prétendument", vraiment? Il existe suffisamment d'entrepreneurs identitaires et de prescripteurs communautaristes, aujourd'hui, prompts à tirer à boulets rouges sur l'universalisme hérité des Lumières, pour ne pas leur donner trop de grain à moudre.

Du point de vue républicain, attaché à la laïcité, il n'est pas superflu de défendre l'idée de "valeurs universelles", voire même d'une possible "morale universelle" (a minima). Certes, on reconnaîtra que l'Etat laïque ne sait pas toujours les transmettre comme telles, en raison de biais culturels franchouillards confondus avec l'universel. Si on sait l'utiliser avec discernement, l'apport des cultural studies, des recherches post-coloniales, est à ce titre fort utile. Mais il reste que des valeurs comme l'égalité des droits ou la liberté d'expression sont importantes à transmettre. On peut être fier que la France laïque s'en préoccupe, continue à s'en préoccuper au XXIe siècle, et les revendique comme universelles, sans adverbe ou adjectif!

 

réforme,laïcité,france,république,pluralisme,école,école et laïcité,vincent peilhonLa deuxième nuance est le danger d'une critique par principe d'un rôle émancipateur de l'Etat laïque. Emanciper n'est pas un gros mot, et il ne faut pas tout confondre. Qu'on refuse l'enseignement d'une idéologie officielle, bien-sûr! On n'est pas sous régime stalinien ni sous le IIIe Reich. Personne ne veut d'une éducation coercitive qui inculque la pensée unique. Méfions nous d'une "dictature molle" qui imposerait, même sous couverts de bons sentiments, un prêt-à-penser officiel par le biais de l'école publique. Les avertissements de Valentine Zuber, qui font écho à ceux d'un Jean Baubérot), sont sous cet angle très salubres.

 En revanche, n'oublions pas que la laïcité française s'est grandie, dans l'histoire de ses pratiques pédagogiques, par un souci humaniste, au meilleur sens du terme, de décentrement des enfants par rapport aux communautés d'origine (qu'il s'agit, ni de diaboliser, ni d'enrober dans un angélisme culturaliste sanctifiant par principe une "diversité" équivoque).

Ce souci laïque et républicain passe par un effort d'émancipation, oui, d'émancipation, qui ne fait pas toujours plaisir, sur le coup, aux enfants (à qui il peut arriver par ailleurs d'être  lourdement conditionnés, à domicile, par des valeurs normatives transmises sans recul). Imposer le respect des femmes à des enfants (prenons cet exemple) est-il forcément inacceptable ou ringard, sous prétexte qu'on "impose"?

Il faut certes toujours travailler à une inculcation inductive, participative, et délestée au maximum de toute coercition. Mais si l'on veut bien sortir d'une lecture bisounours, on admettra qu'il peut arriver qu'il faille, au moins temporairement, "imposer", sans pour autant se voir disqualifié comme dinosaure d'une "tradition républicaine de la troisième République", inadaptée aux "défis de notre époque" (dixit).

réforme,laïcité,france,république,pluralisme,école,école et laïcité,vincent peilhonLa grandeur de l'école laïque (attaquée de toutes parts, et malheureusement fort affaiblie par trente-cinq ans de politiques démagogiques) est de persévérer contre vents et marées dans cet effort d'émancipation, qui s'appuie sur l'exigeant apprentissage de l'argumentation, de l'esprit critique, de la liberté de penser, au prix parfois de tensions prescriptives "imposées" (du style "interdit siffler les filles en jupe", ou "pas d'insultes racistes").

 Evidemment, on y arrive plus ou moins, et parfois moins que plus. Veiller, à chaque étape, à ce que l'universel ne soit pas confondu avec son enrobage culturel est, à la fois capital et difficile, et sous cet angle, l'école française a pu faire fausse route (la dérive existe toujours aujourd'hui). Le risque franco-français d'un mépris de principe, "par le haut", des différences culturelles et religieuses des enfants est une menace grave, insuffisamment prise en compte au sein du lourd appareil de l'Education Nationale.

Là encore, les mises en garde de Valentine Zuber sont précieuses et justes. Mais à condition de ne pas sacrifier l'essentiel, à savoir qu'il faut conserver le cap émancipateur de l'éducation nationale, publique, laïque et gratuite, sans quoi l'école de la République se limitera à une vaste garderie d'Etat, chambre d'enregistrement d'une diversité axiologique (valeurs) qu'aucun cadre normatif commun (Liberté, Egalité, Fraternité) ne viendrait plus rencontrer en profondeur. Cette dérive n'est pas, naturellement, ce que souhaite Valentine Zuber.

 Mais à trop critiquer l'effort républicain, même maladroit, de réactivation d'une pédagogie des valeurs, c'est bien vers cela qu'on risque de dériver. Avec, au bout, le danger symétrique de celui par lequel conclut Valentine: au lieu d'un "partenariat équilibré" entre Ecole publique et société civile, porté par un cadre axiologique laïque et républicain assumé, une balkanisation qui profitera à tous ceux (et ils sont nombreux) qui entendent réinstaurer, sous des habits neufs, le primat des "communautés naturelles" (communautarisme), naïvement (?) placées de plain-pied avec l'Etat.

 C'est l'idéal d'une Cité partagée, plurielle et laïque où chacune et chacun peut construire son destin sur la base d'une liberté fondée sur l'égalité des droits qui s'en trouverait alors mis en cause.

| Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : réforme, laïcité, france, république, pluralisme, école, école et laïcité, vincent peilhon |  Facebook | |  Imprimer | |