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L'État doit-il dicter des valeurs morales imposables à tous ?

Unknown.jpegA noter un très bel article de ma collègue Valentine Zuber (EPHE/GSRL) dans l'hebdomadaire Réforme de cette semaine (n°3480 du 20 septembre 2012). Il s'intitule "L'État doit-il dicter des valeurs morales imposables à tous?" (lien ici)

Remarquablement argumenté, il pointe avec une grande justesse certaines limites criantes de la "morale laïque selon Vincent Peillon" (dixit), et plaide à raison pour une ouverture sur l'apport axiologique (valeurs) de la société civile, religions comprises.

 Je partage aussi pleinement sa conclusion, ainsi formulée : "Sans la recherche d’un partenariat équilibré – au lieu de l’exacerbation de la concurrence entre les deux principales sources de l’éducation, la famille et l’école, l’effort mené par les enseignants pour transmettre des valeurs communes aux enfants, futurs citoyens de la République, risque d’être un combat perdu d’avance". Absolument!

 En revanche, deux nuances fortes me semblent utiles après lecture attentive de ce bel argumentaire.

réforme,laïcité,france,république,pluralisme,école,école et laïcité,vincent peilhonLa première est le danger du culturalisme (relativisme culturel), qui consisterait, sous prétexte de déboulonner (à juste titre) une suffisance républicaine donneuse de leçons, à contester l'universalité de certaines valeurs. Pour reprendre une boutade souvent faite dans ce contexte, le cannibalisme (ou le droit des femmes, etc.) deviendrait-il une affaire de goût? A chaque culture, ses valeurs? Non!

Pointer la "morale prétendument universelle" de la République laïque me paraît ainsi dangereux. "Prétendument", vraiment? Il existe suffisamment d'entrepreneurs identitaires et de prescripteurs communautaristes, aujourd'hui, prompts à tirer à boulets rouges sur l'universalisme hérité des Lumières, pour ne pas leur donner trop de grain à moudre.

Du point de vue républicain, attaché à la laïcité, il n'est pas superflu de défendre l'idée de "valeurs universelles", voire même d'une possible "morale universelle" (a minima). Certes, on reconnaîtra que l'Etat laïque ne sait pas toujours les transmettre comme telles, en raison de biais culturels franchouillards confondus avec l'universel. Si on sait l'utiliser avec discernement, l'apport des cultural studies, des recherches post-coloniales, est à ce titre fort utile. Mais il reste que des valeurs comme l'égalité des droits ou la liberté d'expression sont importantes à transmettre. On peut être fier que la France laïque s'en préoccupe, continue à s'en préoccuper au XXIe siècle, et les revendique comme universelles, sans adverbe ou adjectif!

 

réforme,laïcité,france,république,pluralisme,école,école et laïcité,vincent peilhonLa deuxième nuance est le danger d'une critique par principe d'un rôle émancipateur de l'Etat laïque. Emanciper n'est pas un gros mot, et il ne faut pas tout confondre. Qu'on refuse l'enseignement d'une idéologie officielle, bien-sûr! On n'est pas sous régime stalinien ni sous le IIIe Reich. Personne ne veut d'une éducation coercitive qui inculque la pensée unique. Méfions nous d'une "dictature molle" qui imposerait, même sous couverts de bons sentiments, un prêt-à-penser officiel par le biais de l'école publique. Les avertissements de Valentine Zuber, qui font écho à ceux d'un Jean Baubérot), sont sous cet angle très salubres.

 En revanche, n'oublions pas que la laïcité française s'est grandie, dans l'histoire de ses pratiques pédagogiques, par un souci humaniste, au meilleur sens du terme, de décentrement des enfants par rapport aux communautés d'origine (qu'il s'agit, ni de diaboliser, ni d'enrober dans un angélisme culturaliste sanctifiant par principe une "diversité" équivoque).

Ce souci laïque et républicain passe par un effort d'émancipation, oui, d'émancipation, qui ne fait pas toujours plaisir, sur le coup, aux enfants (à qui il peut arriver par ailleurs d'être  lourdement conditionnés, à domicile, par des valeurs normatives transmises sans recul). Imposer le respect des femmes à des enfants (prenons cet exemple) est-il forcément inacceptable ou ringard, sous prétexte qu'on "impose"?

Il faut certes toujours travailler à une inculcation inductive, participative, et délestée au maximum de toute coercition. Mais si l'on veut bien sortir d'une lecture bisounours, on admettra qu'il peut arriver qu'il faille, au moins temporairement, "imposer", sans pour autant se voir disqualifié comme dinosaure d'une "tradition républicaine de la troisième République", inadaptée aux "défis de notre époque" (dixit).

réforme,laïcité,france,république,pluralisme,école,école et laïcité,vincent peilhonLa grandeur de l'école laïque (attaquée de toutes parts, et malheureusement fort affaiblie par trente-cinq ans de politiques démagogiques) est de persévérer contre vents et marées dans cet effort d'émancipation, qui s'appuie sur l'exigeant apprentissage de l'argumentation, de l'esprit critique, de la liberté de penser, au prix parfois de tensions prescriptives "imposées" (du style "interdit siffler les filles en jupe", ou "pas d'insultes racistes").

 Evidemment, on y arrive plus ou moins, et parfois moins que plus. Veiller, à chaque étape, à ce que l'universel ne soit pas confondu avec son enrobage culturel est, à la fois capital et difficile, et sous cet angle, l'école française a pu faire fausse route (la dérive existe toujours aujourd'hui). Le risque franco-français d'un mépris de principe, "par le haut", des différences culturelles et religieuses des enfants est une menace grave, insuffisamment prise en compte au sein du lourd appareil de l'Education Nationale.

Là encore, les mises en garde de Valentine Zuber sont précieuses et justes. Mais à condition de ne pas sacrifier l'essentiel, à savoir qu'il faut conserver le cap émancipateur de l'éducation nationale, publique, laïque et gratuite, sans quoi l'école de la République se limitera à une vaste garderie d'Etat, chambre d'enregistrement d'une diversité axiologique (valeurs) qu'aucun cadre normatif commun (Liberté, Egalité, Fraternité) ne viendrait plus rencontrer en profondeur. Cette dérive n'est pas, naturellement, ce que souhaite Valentine Zuber.

 Mais à trop critiquer l'effort républicain, même maladroit, de réactivation d'une pédagogie des valeurs, c'est bien vers cela qu'on risque de dériver. Avec, au bout, le danger symétrique de celui par lequel conclut Valentine: au lieu d'un "partenariat équilibré" entre Ecole publique et société civile, porté par un cadre axiologique laïque et républicain assumé, une balkanisation qui profitera à tous ceux (et ils sont nombreux) qui entendent réinstaurer, sous des habits neufs, le primat des "communautés naturelles" (communautarisme), naïvement (?) placées de plain-pied avec l'Etat.

 C'est l'idéal d'une Cité partagée, plurielle et laïque où chacune et chacun peut construire son destin sur la base d'une liberté fondée sur l'égalité des droits qui s'en trouverait alors mis en cause.

Commentaires

  • Pffou… J'avoue que pour cette fois (qui n'est pas coutume), je suis largué ! :)

  • Oui je reconnais volontiers que là, c'est assez technique.

    L'enjeu est de savoir à quel prix l'école laïque doit, ou non, transmettre des valeurs universelles.

    Je pense pour ma part que c'est bien le rôle de l'Ecole publique, et qu'il ne faut pas lui dénier cette fonction au prétexte qu'elle commet des erreurs.

    Mais je rejoins ensuite Valentine Zuber pour souligner qu'il faut envisager cette transmission non pas en niant les autres acteurs de transmission des valeurs (familles, société civile), mais en partenariat avec elles.

  • Cher Sébastien,
    Je crains que vous ne demandiez à nos enseignants un exercice particulièrement difficile. La fameuse "diversité" est tellement diverse que si on veut prendre en compte chacune d'elle, on ne s'en sortira pas. Dans certains quartiers de grandes villes, il y a plus d'une centaine de nationalités différentes. Les partenariats que vous évoquez me paraissent difficiles à mettre en oeuvre.
    La loi de la République définit un socle commun sur lequel il faut bâtir. Notre société est régie par un minimum de règles qu'il faut absolument transmettre, si ce n'est les "inculquer" (terme pas forcément négatif). Et la coercition reste nécessaire, même si elle doit être limitée au strict minimum. Or il se trouve qu'au cours de ces 30 dernières années, on a retiré aux enseignants petit à petit leur autorité au point qu'ils n'en ont plus aucune, surtout dans certains quartiers.
    Je plains les enseignants, car ils font un métier de plus en plus difficile.

  • Le sens de mon propos, cher Patrick, est précisément de souligner le rôle prescriptif de l'école.

    Pour bien comprendre le débat, il faut lire d'abord l'article de Valentine Zuber auquel je réagis, car sinon on ne saisit pas tout.

    En réaction à l'orientation dominante de l'article de Valentine, qui aboutit à remettre en question l'idée que l'Etat pourrait "imposer" une morale par l'école, je souligne qu'il faut savoir imposer certaines choses (comme le respect des autres etc.). Je vous rejoins donc assez largement, et abonde dans votre sens sur la difficulté du métier d'enseignant aujourd'hui. Avez-vous vu la "Journée de la jupe"?

  • Euh je crains qu'il n'y ait rien de concret et audible dans tout cela
    Très concrètement c'est quoi un "partenariat" c'est aussi claire et explicite que "gouvernance"
    Au delà des grands principes c'est quoi la morale de M Peillon et le partenariat de Mme Zuber ? Je ne matérialise rien de concret... C'est quoi le contenu et les modalités ?!

  • Il est vrai que l’élévation de la morale laïque au rang de matière à part entière, avec une évaluation notée des élèves, parachève ce qui ressemble à une brutale intrusion d’un pouvoir politique dans l’intimité des individus, contraire d’ailleurs, non seulement à la plus élémentaire des libertés de conscience mais aussi – c’est un comble – au principe de laïcité, qui sépare ce que l’on peut exiger dans le domaine public de la vie privée et des convictions personnelles. Cependant, il n'est pas venu à l'idée de Sébastien fath qu'on allait forcement enseigner autre chose que des principes de morale comme, par exemple, l'Histoire de la laïcité ou du droit public qui est le support de la laïcité française... En effet, dans le cas où vous ne l'auriez pas remarqué, le projet de Peillon prévoit un enseignement de la "morale laïque" jusqu'en classe de terminale. Or, j'imagine mal, qu'à ce stade d'éducation, on enseigne qu'il ne faut pas voler, tuer, être polis, à des élèves.


    Posons quelques questions aux internautes et à Sébastien Fath pour prendre conscience de la méconnaissance de ce qui touche la laïcité :

    1. Qu'est ce que la sphère publique, l'espace public, la sphère publique ?

    2. M.Vals est il ministre de l'intérieur et des cultes ?

    3. L'article 2 de la loi de 1905 interdit il qu'on immisce dans les affaires des religions ? (un internaute de ce blog voulait le faire : j'en profiterai donc pour répondre, avec retard, à sa question. De plus, c'est une question d'actualité cf M.Valls et ses déclarations à la mosquée de Strasbourg)

    Ceci écrit, les médias en général se sont montrés intarissables sur le sujet, au point d’en négliger tout le reste : les ratés de la rentrée, curieusement passés sous silence cette année, ou encore la " refondation " du système éducatif ont laissé la place aux sempiternelles tribunes sur cet objet non identifié, la laïcité à la française, dont la spécificité réside dans le fait qu’elle permet tous les effets de manche et que son domaine d’intervention serait inépuisable. Comme à son habitude, la laïcité aura bien joué son rôle d’écran de fumée... pour ce genre de problème par exemple :

    " Une élève de 14 ans mise en examen pour avoir frappé une enseignante "

    http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2012/09/27/97001-20120927FILWWW00692-une-eleve-mise-en-examen-pour-avoir-frappe-une-enseignante.php

  • Non Sébastien, je n'ai pas vu le film "La Journée de la jupe". Je ne le connaissais pas. Je suis allé voir la bande annonce, j'ai compris de quoi il s'agit. En tout cas, je vais tâcher de le regarder dès que l'occasion se présente. Merci pour le tuyau.

  • Cher Sébastien Fath,

    à propos de l'universalité des valeurs...
    La Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, comme le rappelle François Jullien dans un article récent (in: Amselle, J-L, Diversité culturelle et universalité des droits de l'homme, 2010), est née de projets préparatoires multiples et pour certains inconciliables. Elle a par ailleurs fait l’objet au cours de sa rédaction de nombreux compromis et négociations, comme c’est le cas des Déclarations qu’elle a inspirées. « Or qu’une telle Déclaration soit constamment à réécrire montre déjà assez que l’universalité à laquelle elle prétend n’est pas donnée, mais vaut à titre d’idée régulatrice, au sens kantien, idée jamais satisfaite et guidant indéfiniment la recherche : faisant travailler. » . On aura bien du mal à trouver en effet des valeurs qui soient universelles, qui d’une certaine façon transcendent les différentes cultures. « Ce qui revient à dire, en ce cas-ci, que les Droits de l’Homme ne sont pas en eux-mêmes universels (la singularité de leur avènement le montre), mais que leur défaut ou privation fait bien surgir à vif un universel humain – transculturel-transhistorique – que, sinon, je ne pourrais pas nommer ; et au nom duquel je peux dire non, a priori, à l’injustice qui les met en cause, dans quelque contexte que ce soit, et légitimement protester. » . En d’autres termes, c’est le manquement à ces droits qui peut avoir une pertinence universelle (le fait de ne pas les reconnaître à un être humain) : ils sont « de l’ordre non de la vérité mais du recours ».

    Il n'y a pas de valeurs universelles, il n'y a que des valeurs qui peuvent être reconnues comme communes.

  • Chère Camille,

    Je n'ai pas bien compris votre commentaire.

    Vous résumez ainsi votre pensée : "Il n'y a pas de valeurs universelles, il n'y a que des valeurs qui peuvent être reconnues comme communes."

    Mais justement, il suffit que ces valeurs ne soient pas reconnues par tout le monde, pour qu'elles ne soient plus communes !

    Plus explicitement vous dites que le manquement à certains droits envers les hommes peut avoir une pertinence universelle. Être obligé de ne pas manquer à quelque chose, ça s'appelle un devoir, non ? Les devoirs seraient donc universels, mais pas les droits ?

    Cependant, si vous prenez typiquement l'exemple de l'idéologie nazie, elle ne s'embarrassait pas d'y manquer. Que devient alors votre notion floue de "pertinence universelle" ? Elle est niée de fait.

    Je me demande si tout cet amphigouri sur l'universalité des valeurs, sur la morale pour employer un gros mot, ne sont pas de pauvres contorsions pour échapper à l'évidence que résumait une formule lapidaire de Dostoyevsky : "Si Dieu n'existe pas tout est permis."

    Bien sûr, puisqu'il n'existe pas de valeur universelle, mes remarques ne sauraient en avoir, mais peut-être avez-vous le devoir universel de vous expliquer plus clairement.

    Gédéon.

  • et bien il me semble simplement que du point de vue anthropoligique, il n'existe pas de valeurs qui soient en elles-mêmes universelles (connaissez-vous des valeurs qui transcendent la diversité culturelle et qui soient partagées par tous les êtres humains depuis que l'homme est homme?).

    Il y a en revanche effectivement des valeurs que les déclarations concernant les droits de l'homme tentent de faire reconnaître comme communes. Certains pays y adhèrent d'autres pas. Est-ce que le fait que certains pays n'y adhèrent pas rend la tentative vaine? Est-ce que ces pays enlèvent aux autres le fait qu'ils partagent des valeurs communes ? Je ne crois pas.

    Enfin, le fait de constater que l'universalité des valeurs n'est pas observable quand on étudie l'homme ne retire pas à ce dernier certains droits, que vous appellerez si vous voulez universels.

    bien cordialement

  • Chère Camille,

    Vous ne pouvez pas être juge et partie dans une question de valeurs morales. C'est pourtant ce que vous faites en prétendant les étudier du point de vue "anthropologique" : n'appartenez pas vous-même au genre humain ? Oui. Par conséquent tout ce que vous pourrez dire sur ce sujet, un autre spécimen humain, moi par exemple, pourra le contredire sur la seule base de sa propre interprétation de l'anthropologie.

    L'existence d'une morale, si elle existe, demande nécessairement une autorité suprême. Les hommes appellent ce juge élevé au-dessus d'eux, d'un mot qui se traduit dans toutes les langues : Dieu. Et si pour vous les valeurs universelles sont affaire de statistique, à savoir celles qui sont le plus généralement partagées, de l'antiquité jusqu'à aujourd'hui, convenez que celle d'un Dieu tout-puissant est la plus universelle d'entre elles.

    Sincères salutations,
    Gédéon.

  • Pour ma part, je parlais de la discipline des sciences humaines, l'anthropologie, et n'ai en aucun cas émis de jugement sur les valeurs morales! quant à Dieu, je suis désolée de vous contredire, il ne se traduit pas dans toutes les langues :)
    Sincères salutations

  • Si jai bien comprise, il y a bien des valeurs universelles, et l'école à son rôle pour les transmettre, mais avec prudence, soin et désir de ne pas confondre sa culture avec l'universel.

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