L'Evangéliste d'Alphonse Daudet et sa postérité (30/06/2010)

Illustration L'évangéliste.jpgLe saviez-vous? Cette année 2010 a marqué le 170e anniversaire de la naissance d'Alphonse Daudet (né en 1840).

 

Ce talentueux romancier qui s'intéressait au protestantisme se serait sans nul doute penché avec intérêt sur les banlieues françaises d'aujourd'hui, où fleurissent chaque semaine de nouvelles implantations évangéliques.



À la fin du XIXe siècle, Daudet s'était vivement intéressé au prosélytisme protestant, dans un contexte où l'Armée du Salut et la Mission MacAll s'implantaient à Paris.



L'Evangéliste, un grand succès d'édition

En 1883, le romancier publiait même un ouvrage entier sur le sujet, L’Évangéliste (déjà sorti en feuilleton l’année précédente). Disons le tout net, ce n'est pas le récit le plus impérissable du chantre de la Provence.


Ce texte, désormais disponible en version intégrale gratuite sur le Web, consiste en une violente charge, sous forme romancée, contre le «fanatisme» d’un certain protestantisme de type revivaliste.

Le livre a connu cinquante éditions en deux ans.

DAUDET.jpegAlphonse Daudet (ci-contre) raconte, avec son talent habituel, la dérive mystique d'une jeune-femme sous l'emprise du fanatisme sectaire de Port Sauveur, haut lieu d'austérité évangélique pieuse. L'héroïne du roman en vient à rompre son projet de mariage, suscitant autour d'elle incompréhension et tristesse.

Bien documenté, dédié à Charcot, ce roman comporte aussi une violente charge contre les effets jugés délétères du Réveil évangélique sur les femmes, prises selon Daudet d’une «folie prédicante et propagante» (Alphonse DAUDET, L’évangéliste, Paris, Arthème Fayard, s.d., p. 78). On y trouve à la fois justesse d'observation (rigorisme de l'orthopraxie, dérive insulaire) et fantasmes grossièrement malveillants (usage de drogues pour fanatiser les adeptes, allusions à la mainmise de la banque protestante Autheman et de la banque juive, etc.).

 

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Cinq références bibliographiques utiles

images-1.jpegPour sonder plus avant ce "roman à clefs", il existe une étude indispensable, celle de Jacques Poujol (ci-contre): «Réalité et fiction dans «L’Évangéliste» d’Alphonse Daudet », BSHPF, avril-juin 1984, 193-229. On lira par ailleurs avec grand profit les trois textes suivants (deux articles -plus orientés vers les enjeux politiques- et un ouvrage de synthèse):

Jean Baubérot, "L'antiprotestantisme politique à la fin du XIXe siècle", I., "Les débuts de l'antiprotestantisme et la question de Madagascar", Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuse, 1972/4, p.449-484
Jean Baubérot, "L'antiprotestantisme politique à la fin du XIXe siècle", II., "Les principaux thèmes antiprotestants et la réplique protestante", Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuse, 1973/2, p.177-221.


Jean Baubérot et Valentine Zuber, Une haine oubliée. L’antiprotestantisme avant le “pacte laïque” (1870-1905), Paris, Albin Michel, 2000.


J'ajouterai à ces quatre références un cinquième titre, en amont de notre période: il s'agit du livre (issu d'une thèse) de Michèle Sacquin, Entre Bossuet et Maurras. L’antiprotestantisme en France de 1814 à 1870, Paris, Éd. Ecole des Chartes, 1998.

 

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Raisons d'un succès littéraire

Revenons à L'Évangéliste. Qui s'en souvient aujourd'hui? Pas grand monde.

Même pas de notice Wikipedia spécifique! En revanche, à la fin du XIXe siècle, c'est un glorieux succès d'édition pour Alphonse Daudet. Pour comprendre les raisons de ce vrai succès littéraire, il faut rappeler trois choses.



dragonnades.jpg1/ Tout d'abord, l'histoire douloureuse d'un protestantisme banni de France durant plus d'un siècle (entre 1685 et 1789).
Ce long passé d'intolérance active a renforcé une culture française quasi monoreligieuse qui pousse à suspecter tout ce qui n'est pas "très catholique" (pour paraphraser Georges Frêche). Ce qui nourrit un vrai fond de commerce de littérature de dénonciation (antijuif, antiprotestant , islamophobe etc.).

2/ Ensuite, l'histoire du modèle républicain et laïque français, bâtie dans un conflit avec le catholicisme conservateur (cf. le "combat des deux France" décrit par Emile Poulat).
Cette histoire spécifique a eu tendance à alimenter les discours 'éclairés' qui identifient la religion, surtout lorsqu'elle passe pour "fanatique", à un facteur d'aliénation qui compromet le progrès culturel et social.

3/ Les protestants ont parfois donné les verges pour se faire battre: les dérives décrites, parfois de manière très outrancières, par Daudet, reposent sur des faits. Oui, les dérapages sectaires peuvent exister chez les protestants comme ailleurs, oui, ces dérapages justifient pleinement la critique, et le livre de Daudet, de ce point de vue, n'a pas été inutile au débat social.



9782226114457.jpgCes éléments ont nourri, à la fin du XIXe siècle, des reproches justifiés contre certaines dérives protestantes, mais aussi un véritable antiprotestantisme (souvent associé à l'antisémitisme), de l'ordre de la haine sociale, ainsi que l'expliquent Jean Baubérot et Valentine Zuber dans la synthèse qu'ils ont consacrée à la question (cliquer ci-contre).

Par antiprotestantisme, on entendra donc, non pas une critique argumentée contre tel ou tel aspect du protestantisme (ce qui est parfaitement légitime et salubre), mais une attaque stigmatisante fondée sur l'amalgame, la caricature et la diffamation, destinée à nourrir une haine sociale à l'encontre des protestants.

Ses thèmes les plus rebattus? Ce sont le risque de fanatisme en raison de l'accent sur la conversion, le danger d'une rupture avec la famille, le soupçon d'anti-France, l'émancipation irresponsable des femmes, le manque de gouvernement interne et des rapports peu 'catholiques' avec l'argent.



La conversion : élément le plus choquant

Mais ce qui gênait le plus dans tout cela, c'est la dimension de changement conférée par la conversion, particulièrement mise en avant au sein du protestantisme évangélique. Un protestantisme "tranquille dans son coin", patrimonialisé à l'image des coiffes Bigouden, passe encore.


Mais un protestantisme qui convertit les gens, scandale! Car c'est porter atteinte à une conception fixiste de la nation comme "fille aînée de l'Eglise catholique" au nom d'une définition dynamique de l'identité nationale, creuset de changement individuel et social.

 

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Qu'en est-il de l'antiprotestantisme en France aujourd'hui?

A l'heure où les protestants évangéliques français montent en puissance et se structurent par le CNEF, qu'en est-il de cet héritage antiprotestant?

Je ne répondrai pas maintenant à cette question, qui mériterait un livre, ou un article de fond (les deux viendront peut-être). Je me limiterai à faire trois remarques.



Remarque n°1/ L'antiprotestantisme, particulièrement à l'encontre des évangéliques (parfois appelés "évangélistes" dans les médias), n'est pas mort. On peut trouver, dans la presse française des dix dernières années, quelques exemples qui rappellent certains thèmes de Daudet, avec le même mélange d'enquête solide et d'amalgame dénonciateur global.

Citons en particulier ce mémorable numéro 2051 du Nouvel Observateur (voir ci-dessus), caricaturant grossièrement 500 millions de protestants évangéliques comme "la secte qui veut conquérir le monde". On pourrait citer d'autres articles, à l'image de ce dossier récent de Marianne (n°675), déjà évoqué dans ce blog, qui assimile la majorité du protestantisme américain à des "zinzins du Christ à l'assaut de Miss Liberty", des "fêlés du Christ", des "croisés" en "transe mystique"...

images.jpegJe soulignerai néanmoins que les plus virulents avatars de la veine antiprotestante désertent la presse "sérieuse" et se réfugient sur internet. Un bon exemple: "La pieuvre évangéliste, la nouvelle arme américaine". Cet article fleuve, qui mélange information sérieuse et amalgames  incendiaires, est diffusé online depuis bientôt 3 ans.

Sans souci de nuance, on y dénonce la vision "fasciste" qui serait celle des protestants évangéliques. Il est signé d'une certaine "Eva, journaliste résistante", et a été repris sur de nombreux sites.

 

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Article en double page de Libération sur les protestants évangéliques (15 juin 2010)

 

Remarque n°2/ Cet antiprotestantisme s'est très nettement atténué. Bien-sûr, les cas de passage à l'acte antiprotestant existent encore, comme l'illustre l'affaire, médiatisée, de cette psychologue scolaire, Edith Tartar-Goddet, rejetée d'une cité scolaire de région parisienne en 2004 en raison de ses attaches protestantes.

Mais ces affaires sont exceptionnelles. Sur le long terme, le protestantisme s'est tranquillement fait sa place au soleil au sein du paysage religieux national. Il n'est pas rare de trouver, dans les médias d'aujourd'hui, écrits comme audiovisuels, des reportages objectifs, soignés, nuancés, sur la réalité protestante française contemporaine, et la population française dans son ensemble n'a pas une mauvaise image du protestantisme.

La remarquable double page que Catherine Coroller a consacrée à la naissance du CNEF, dans le quotidien Libération du 15 juin 2010 (p.8 et 9, voir ci-dessus) l'illustre bien: l'information y est d'excellente facture, dans un journal qui ne nous a pourtant pas habitués à des reportages de fond dans le domaine religieux!

 

Ce dernier exemple souligne que même les protestants de type évangélique, dont l'accent sur la conversion suscite plus de méfiance, bénéficient de ces évolutions à long terme.  Nombre d'intellectuels, comme Jean-Claude Guillebaud, Alexandre Adler ou André Comte-Sponville, sans attache protestante, savent parler du protestantisme dans toute sa diversité sans le caricaturer.

Par ailleurs, lorsque le protestantisme est maltraité aujourd'hui, c'est bien souvent plus par ignorance (l'inculture religieuse est un bien largement partagé en France) que par malveillance.



lesmaitrescenseurs.gifRemarque n°3/ Quand il se manifeste aujourd'hui en France, l'antiprotestantisme suscite l'indifférence quasi générale des "maîtres censeurs" (la formule est d'Elisabeth Lévy) spécialisés dans le chahut contre les discriminations.

L'idée d'attaquer le Nouvel Observateur pour son numéro 2051 n'a pas effleuré le MRAP, bien que ce numéro de l'Obs ait à l'époque jeté le discrédit sur des centaines de milliers de protestants français... (dont certains qui ont résilié leur abonnement à l'Obs).

Du point de vue des libertés et d'une laïcité bien comprise, on ne peut que s'en réjouir (et pour ma part, en tant que citoyen, je m'en félicite). La bêtise ou la haine antireligieuses ne doivent pas se régler devant les tribunaux, mais dans le libre débat.

 

Mais du point de vue de la cohérence interne des professionnels autoproclamés de la tolérance, il y a de quoi s'interroger. Si "les évangéliques" avaient été remplacés, dans le fameux titre de l'Obs, par "les juifs ashkenazes" ou "les chiites", ou les (pseudo) auvergnats (cf. affaire Hortefeux), le MRAP serait-il resté si tranquille? On peut en douter... (voir aussi, au sujet du MRAP, la limpide synthèse de Jean Boulègue, à lire absolument). Alors, deux poids et deux mesures?

 

Les données dont on dispose inclinent à nourrir cette hypothèse: une "licence sociale" permettrait aujourd'hui d'attaquer plus facilement le protestantisme que le catholicisme (mieux connu, mieux défendu et plus répandu) ou le judaïsme.

Concernant l'islam, c'est plus compliqué. Dans l'espace médiatique, l'islam est un sujet ultra-sensible (en raison du passé colonial et de ses conséquences aujourd'hui), traité avec plus de prudence et de modération que lorsqu'on parle des évangéliques, par exemple.

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Quand Le Monde des Religions a lancé sa nouvelle formule (septembre-octobre 2003), on a choisi de traiter d'un aspect de l'islam pour le dossier du n°1: thème, "Les rénovateurs de l'islam".

 

En illustration de couverture, de jolies arabesques.

 

 

Image0001.jpgDans le dossier du n°2 (novembre-décembre 2003), on a ensuite traité d'un aspect du protestantisme: thème, "Ces fondamentalistes qui nous viennent d'Amérique".

 

En illustration de couverture, un barbu à casquette vu en contre plongée... Rien d'antiprotestant en soi dans le contenu des articles, conformes à la réputation de bonne qualité du périodique. Mais visiblement, l'accentuation choisie n'est pas tout à fait la même suivant qu'on se penche sur l'islam ou le protestantisme.

 

Une des raisons de ce décalage tient sans doute au fait que dans le grand public, tendances islamophobes et méfiance à l'égard de l'islam et des musulmans sont aujourd'hui plus répandues que leur équivalent en direction des protestants (un aspect récent de cette tendance islamophobe a été évoqué dans ce blog).

arton19231-5a63f.jpgExemple: quant il a été question de voir nommé Malek Boutih à la tête de la HALDE, certains milieux de droite dure, dont Gérard Longuet s'est fait le porte parole, ont crié au soupçon d'une identité française incertaine (pas dans le "corps français traditionnel", sic) l'opposant au "vieux protestant" et bon français que serait Louis Schweitzer (ancien président de la HALDE)!

 

Certains médias chercheraient donc à "désamorcer" cette charge antimusulmane, en prenant beaucoup plus de précautions à l'égard de l'islam que du protestantisme, supposé bien intégré.

 

Au total, l'antiprotestantisme serait bien plus limité aujourd'hui en France que l'islamophobie, ce qui autoriserait du coup plus de latitude dans la critique médiatique, y compris la critique outrée.

 

A l'appui de l'hypothèse d'une certaine "licence sociale" laissée à l'antiprotestantisme, on remarquera notamment qu'il n'existe aucune structure ad-hoc vouée à répertorier et combattre -par le débat- l'antiprotestantisme, à l'inverse de ce que l'on peut observer pour l'islam et le judaïsme.

 

Pourtant, il reste bel et bien aujourd'hui des résiduts d'antiprotestantisme en France, nourris par certains héritages, et les  nouvelles peurs sociales liées à la globalisation, ainsi que par un soupçon d'antiaméricanisme. Par ailleurs, l'histoire passée de la France , certes fort peu glorieuse dans son traitement de la différence juive et de la différence musulmane, compte aussi son lot de drames antiprotestants (à commencer par la Saint Barthelémy, le 24 août 1572).

 

713782403.JPG.jpegCe différentiel de traitement est surtout visible lorsque ce protestantisme est évangélique, donc conversionniste. On l'associe alors (à tort ou à raison) aux fantasmes de l'impérialisme américain (qui a remplacé aujourd'hui l'impérialisme anglais de la fin du XIXe siècle), et dès lors, il arrive  parfois que "tous les coups soient permis", ou presque (cf. le récent dossier de Marianne sur les "zinzins du Christ").

 

Quitte à englober dans une même dénonciation une réalité religieuse pourtant très diverse, où se côtoient beaucoup de paisibles chrétiens "ordinaires" soucieux de témoignage et d'autogestion, quelques dérives sectaires et une chatoyante variété de nuances locales.

 

Questions à poursuivre

 

Cette "licence sociale", concernant le protestantisme, serait-elle signe que l'antiprotestantisme n'est vraiment plus pris au sérieux?

 

Que ce dernier a quasiment disparu?

 

Ou que les protestants sont beaucoup trop mal organisés (et trop divisés) pour monter au créneau quand on les caricature aau moyen de "doctrines de haines" (Baubérot)?

 

Est-ce plutôt parce qu'on observerait en France un déficit persistant de spécialistes, de vulgarisateurs, voire de médias capables d'expliquer au grand public la diversité protestante?

 

A moins que certains protestants eux-mêmes, dans leurs propres débats internes, cautionnent clichés et outrances qu'on adresse aux plus remuants d'entre-eux, désinhibant du coup les observateurs extérieurs?

 

D'autres hypothèses encore?



Laissons ces questions ouvertes, comme autant de pistes pour une recherche à venir.

 

 

NB: je devais cette notice à Gédéon, commentateur sur ce blog, suite à une promesse faite le 15 janvier 2010

(note sur Agora, 12 janvier 2010: voir les commentaires postés)

Chose promise, chose due!

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