Mesdames, acceptez mes excuses. J’ai longtemps jugé les magazines féminins avec condescendance. Lorsque j’étais étudiant à Nancy, puis à Paris, je me demandais comment ce bavardage assaisonné de publicité et de lieux communs pouvait fidéliser autant de lectrices. J’avais tort.
Depuis le début des années 1990, la montée en puissance des magazines masculins (Max, FHM, Men’s Health et compagnie) m’a fait réviser mon jugement. En matière de bavardage, de publicité et de narcissisme niais, les magazines masculins surpassent les féminins ! Ce qu’on ne peut enlever à la presse féminine, au moins pour partie, est de soutenir une belle cause, en l’occurrence, l’affirmation des femmes dans la société.
Dans un monde où les machos tiennent encore trop souvent les rênes du pouvoir, ce combat mérite le respect. Rien de tel dans la presse masculine ! Pas de grande cause, surtout du fun, du narcissisme banal. Et souvent, du machisme à gros grain. Avec une tendance (variable selon les magazines) à confondre les femmes avec un cheptel de poupées gonflables, sélectionnées pour leurs formes.
Le pire, c’est que cela se vend ! Je peux comprendre la fonction sociale de ce type de presse auprès d’un public masculin célibataire, qui entend se rassurer à bon compte sur la supériorité de ses pectoraux, fantasmer sur les starlettes à la mode, et rire un bon coup sur les dernières «blagues de mec». Mais c’est bien pauvre, tout ça.
C’est pourquoi le dernier numéro de MAX (mars 2006) a attiré mon attention. Car il semblait trancher un peu avec cette banalité. Voilà qu’en couverture, on y annonce un sujet religieux. Oui, vous avez bien lu! Et il ne s’agit pas de tantrisme, ou de la mystique du kamasutra.
En l’occurrence, le propos est de décrire la croisade anti-porno de certains protestants évangéliques américains.
Le dossier en question n’est pas inintéressant. Il est à la fois révélateur d’une certaine réception des évangéliques, mais aussi des stratégies des évangéliques eux-mêmes.
Perception des évangéliques :
Sans surprise, MAX applique la grille culturelle qui domine aujourd’hui dans les sociétés européennes: le conservatisme familial des évangéliques passe mal, les propos «dérapent» quand le pasteur Jake plaide pour la supériorité de la relation «homme-femme» (page 65).
Par ailleurs, MAX soupçonne ouvertement les évangéliques de saisir l’occasion de la lutte anti-porno pour s’enrichir: «les ventes de kit anti-porno assurent de confortables revenus à leurs créateurs» (page 68).
Enfin, le titre du dossier (dont on voit peu d’échos dans le corps du texte) mobilise les clichés classiques sur le puritanisme ambigu des Américains: «l’Église des obsédés» (page 65).
Mais on observe aussi une fascination assez manifeste pour une expression religieuse contre-culturelle, qui s’attaque de front à un sujet qui turlupine pas mal de monde aujourd’hui (la pornographie). L’intro de l’article évite l’ironie, la condescendance. En voici le texte: «UN AMERICAIN SUR VINGT AVOUE ETRE ACCRO AU SEXE SUR INTERNET. POUR LES SAUVER DE CET ENFER, DES PASTEURS EVANGELIQUES ONT ORGANISE UNE JOURNEE NATIONALE DE LUTTE CONTRE LA PORNOGRAPHIE. L’IDEE, SE CONFESSER EN PUBLIC ET COMMENCER UNE DESINTOX».
On dirait presque un article de presse évangélique ! D’autant plus que MAX maîtrise bien le vocabulaire, et parle des «églises protestantes évangéliques», des «évangéliques» (la bonne terminologie) et non pas des «évangélistes» (terme impropre). Ceci m’amène au second volet de l’analyse.
Stratégies des évangéliques :
On est frappé par le sens de la publicité des évangéliques interviewés par la journaliste (Sophie Garcin). Ils savent attirer l’attention. Jack, le rappeur évangélique, pose pour le photographe, tantôt à côté de sa petite amie avec une grosse Bible (page 68), tantôt avec une revue porno qu’il brandit comme une scorie des enfers (page 64). Photogénie assurée!
Habitués à évoluer dans une société pluraliste, concurrentielle, où la multiplicité des offres de sens implique une compétition serrée dans l’accès aux médias, les évangéliques utilisent sans complexe les ressources de la «com» au goût du jour. Et ça marche, puisque MAX (peu réputé pour son puritanisme) leur consacre 5 pages.
L’actualité de l’accent évangélique sur la conversion ressort par ailleurs avec éclat. Sophie Garcin revient régulièrement sur l’impact biographique de la «croisade contre le porno» (page 64) des évangéliques. Que ceux qu’elle interviewe soient tous des ex-addicts de la pornographie n’est manifestement pas sans effet.
Autant il peut être facile de ridiculiser un novice qui ne sait rien du porno, autant le discours des ex-accros se pare d’une «authenticité» en phase avec l’esprit du temps. Le type du converti, repéré par Danièle Hervieu-Léger comme une figure majeure des mutations religieuses actuelles, apporte manifestement aux évangéliques une valeur ajoutée médiatique, dont cet article témoigne.
Ce dossier rappelle enfin l’efficacité sociale d’une stratégie contre-culturelle qui s’articule aux enjeux du temps. La plupart des évangéliques, à l’inverse des communautés fermées, sont largement immergés dans la société. C’est pourquoi ils n’ignorent rien de la pornographie, phénomène qui s’est considérablement démocratisé depuis internet.
En même temps, ils maintiennent un discours très critique, au nom de valeurs religieuses qu’ils affirment trouver dans le christianisme et les Évangiles. C’est cette articulation qui «paye», en terme d’impact social. Privilégier l’accompagnement des évolutions de la société (ce qu’on appelle une posture «attestataire») tend à rendre le discours ecclésial inaudible. Se limiter à critiquer, mais dans sa bulle, sans connaître l’actualité, a le même effet. En revanche, articuler les deux attire l’attention. Du coup, l’offre de sens évangélique s’instille un peu partout, même dans une revue comme MAX.
Commentaires
ravie de voir que le papier vous a intéressé! vos commentaires sont fort pertinents!
Sophie Garcin
Réponse à Sophie Garcin
Merci, et bravo pour votre enquête, qui relève le niveau!