Pour éclairer autrement le débat, infini, entre humour et foi, un petit rappel sartrien peut valoir le détour.
Dans l'Etre et le néant, le philosophe français Jean-Paul SARTRE (partiellement d'origine protestante) élabore une conceptualisation stimulante de ce qu'il appelle "l'esprit de sérieux", couplé à la "mauvaise foi".
De quoi s'agit-il ?
Pour Sartre, l'esprit de sérieux serait attaché au religieux dogmatique, qui décrète que les valeurs morales préexistent à l'homme. Equivalent de la mauvaise foi dans le champ moral, l'esprit de sérieux serait le contraire de la liberté existentielle que l'être-humain doit conquérir en bâtissant ses propres valeurs.
"Faire renoncer à l'esprit de sérieux"
Son objectif est dès lors de "nous faire renoncer à l'esprit de sérieux (...) et de faire découvrir à l'agent moral qu'il est l'être par qui les valeurs existent" (Jean-Paul Sartre, L'être et le néant, essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, p. 690-91).
Cette perspective est naturellement inacceptable en l'état pour des chrétiens, qui partagent la conviction que les valeurs viennent avant tout de Dieu, pas de "l'agent moral" qu'est l'être-humain. Mais à y regarder de plus près, on peut se demander si une version transposée de l'optique sartrienne n'est pas à l'oeuvre dans certaines joutes et controverses armées d'humour et de satire.
Un des éléments récurrents de la rhétorique d'un Paul Ohlott, par exemple, est de contester les "religieux", s'inscrivant d'ailleurs dans une longue tradition que d'aucuns feraient même remonter à un certain Yeshuah, plus critique à l'encontre des religieux de son temps (pharisiens et scribes) que des pécheurs marginaux (prostituées, collecteurs d'impôts).
Et si ce recours à l'humour était une forme de mise en cause d'un "esprit de sérieux" religieux, doctrinaire, prompt à juger, au nom d'une conception plus charismatique de la liberté chrétienne?
En dépit de tout ce qui sépare les univers, on n'est pas si loin de l'analyse de Sartre. A cette (forte) nuance près: Sartre circonscrivait les choses à une alternative entre "religion" (mauvaise) et "liberté" (réduite à l'individu horizontal).
D'autres viendront étoffer l'alternative entre religion et liberté humaine, en ajoutant la foi (pas forcément "mauvaise") et la "vie par l'Esprit".... qui "souffle où il veut".
En d'autres termes: selon cette perspective, on pourrait combattre "l'esprit de sérieux" qui croit tout savoir, sans pour autant abandonner Dieu. La clef: une conception non-religieuse de la foi.
Commentaires
Comparer l'esprit de sérieux de SARTRE, à l'esprit religieux que combattent certains charismatiques, il fallait oser. Mais c'est plutôt bien vu mr Fath, vous m'avez secouer!
Bjr,
Que l'homme soit l'"être par qui les valeurs existent" est, chez Sartre, une reprise de Nietzsche et une affiliation à son perspectivisme. On peut y adhérer – c'est mon cas – sans s'enfermer dans cette formule. Autant celle-ci exprime la créativité axiologique du sujet humain, appelé à sans cesse "transvaluer" les valeurs elles-mêmes, souvent figées en normes, habitus, catégories, autant il importe de remettre la notion de valeur comme telle, en chantier. Elle n'est pas simple élan qui vous empprte, mais elle souffre d'être un composé dont la composition nous échappe. A cet égard la minoration de l'inconscient dans la "psychologie sartrienne" accorde trop à l'euphorie de l'élan axiologique. On sait bien aujourd'hui, que la Raison a ses raisons et ses "intérêtes" (habermas), mais les valeurs ont leurs petite cuisine libidineuse bien cachée. Dès lors on peut apprécier que, précisément, elles les "subliment", jusqu'à en faite naître la culture et les dimensions symboliques dont les plus incroyants ont besoin, usent et abusent, mais il convient aussi de se demander si l'"allant de soi" sartrien d'une liberté axiologique n'en arrive pas à réifier les valeurs et à leur faire jouer le rôle des substrats idéologiques de tous ordres qui rendent la pensée captive. A mon sens, contrairement à certaines critiques, certains éléments d'une foi en l'extériorité des "commandements", loin d'assujetir l'homme, le libère des pièges du perspectivisme, non pour lui intimer l'ordre de simplement capituler, mais, bien au contraire, de toujours à nouveau interpeller cet "extérieur" à travers son propre vécu. L'immanence absolutisée, caractéristique de tant de pensées depuis, notamment la phénoménologie (dont je me sens proche) se révèle en incapacité de gommer la transcendance et l'incorpore tout simplement. Faon de parler, car ce n'est pas "simple", c'est une tension permanente, c'est une exigence de vraie universalité qui hante la pensée de quiconque ne réduit pas la pensée à un calcul. Sartre s'est-il rendu compte qu'il ne faisait pas que démystifier, souvent à raison, certains appuis de la foi, mais qu'il s'exposait à des engouements, des séductions, des militances, des griseries idéologiques de tous ordres? Son rapport avec Merleau-Ponty, bien plus affuté sur ces risques, semble montrer que non. Combattre l'"esprit de sérieux" est salutaire, sauf si l'on en fait un faire valoir d'un esprit libre qui ne fouille pas ses propres raisons. Et çà c'est le travail d'une vie, que, souvent, la notoriété, le succès, la rente de situation des auteurs perturbe, voire annihile.
la foi n'est peut-être pas tant un affichage de valeurs qu'un creuset permanent de réexamen et de renouvellement de celles-ci avec, en ligne d'horizon, l'espérance d'une confirmation?
Cordialmt, gef
Dans le combat contre l'esprit de sérieux inhérent au dogme, Sartre n'a été qu'un écrivaillon, comparé aux fondateurs de l'OULIPO. Que l'on en juge par l'exemple hyper-classique suivant d'une application de la Méthode des Substitutions : on part d'un texte donné dont on décale tous les substantifs d'un nombre fixe dans la liste alphabétique d'un dictionnaire choisi.
Or quoi de plus sérieux et de plus dogmatique (dans ses bases) que les mathématiques. Voici le résultat obtenu à partir du cinquième postulat d'Euclide
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S + 0 (le postulat ou dogme d’Euclide) :
Si deux droites situées dans un plan font avec une même sécante des angles intérieurs du même côté dont la somme est plus petite que deux droites, ces deux droites se rencontrent de ce côté.
Méthode S+5 :
« Si deux dromadaires situés dans même plant font avec un même séchoir des animaux intérieurs du même cotillon dont le sommier soit plus petit deux drôlesses, ces deux dromadaires se rencontrent dans le cotillon. »
Méthode S+9 :
« Si deux ducs situés dans un plantigrade font avec ce même secret des anneaux intérieurs du même cotonnier dont le somnifère soit plus petit que deux dualismes, ces deux ducs se rencontrent dans ce cotonnier. »
Méthode S+7 avec le dictionnaire philosophique de Lalande :
« si deux dynamismes situés dans une polémique font avec la même sémiologie des antécédents intérieurs de la même cristallisation, dont le souvenir soit plus petit que deux dynamiques, ces deux dynamiques se
rencontrent dans cette cristallisation ».
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En tant que chrétien, on frémit naturellement à la pensée qu'un insensé ose soumettre les Ecritures à ce genre de bouffonnerie. Mais quant aux œuvres de Sartre lui-même, on ne voit pas quel scrupule empêcherait de leur faire subir la Méthode S + 7 modulo le dictionnaire de Lalande. Personnellement je pense que le commentaire précédent le mien, en est une tentative déguisée.
Gédéon.
en écho à gédéon:
"déguisée"? Seriez-vous extra-lucide?
gef
"Seriez-vous extra-lucide?"
La lucidité simple me contenterait assez, mais vous avez raison : un extra de plus est enviable, pour pouvoir lire Sartre, et parfois des commentaires qu'il peut susciter.
Gédéon.
Gédéon, de grâce, ne vous faites pas Juge de tout par goût de bonnes formules. C'est cela aussi, l'esprit de sérieux – prétendre percer à vif la pensée de quelqu'un qu'on ne connaît pas ou qu'on décrète illisible.
gef, vous êtes trop susceptible, j'ai juste plaisanté.
La paix soit avec vous.
Gédéon.