Une table ronde et un débat, chouette! Malgré l'horaire peu pratique pour moi, pauvre provincial picard, j'ai fini par accepter l'offre généreuse du pasteur réformé Serge Oberkampf de Dabrun de participer à un échange, au temple de Pentemont, Paris, le 28 mai 2006 au soir.
Il faut dire que l'occasion était belle (synode de l'Église Réformée de France), et qu'on m'invitait en glorieuse compagnie: j'ai nommé le théologien Elian Cuvillier (Faculté protestante de Montpellier) et l'évêque de Fréjus, Mrg Rey. Je n'ai hélas pas pu rester jusqu'à la fin des échanges, mais pour ce que j'en ai vu et entendu, il m'a semblé que la soirée a atteint son but: à partir de trois interventions liminaires (dont celle de votre serviteur), faire réfléchir aux enjeux nouveaux posés à la plus grande Église protestante française. Vous voulez en savoir plus ? Cliquez ci-dessous, je vous propose le texte de mon intervention, au mot près.
« Un pays divisé, en pleine crise sociale, qui ne sait pas trop où il va. Des chefs qui se querellent, qui arment leurs alliés respectifs en vue de la lutte pour le pouvoir. Un avenir incertain, un horizon bouché…. Vous avez bien-sûr reconnu, non pas notre époque, mais la seconde moitié du XVIe siècle, et plus précisément l’année 1562, durant laquelle Pierre de Ronsard écrit son fameux Discours des misères de ce temps, à la reine mère du roi.
Entre le vers 127 et le vers 166, notre poète évoque plus précisément une minorité religieuse active, qu’il juge responsable des difficultés du moment. Non, ce n’est pas de l’islam dont il parlait, mais des protestants, qu’il compare à un monstre. Enfant dit-il de Jupiter et de la Présomption, le protestantisme serait un monstre qui
divise la sœur contre la sœur, et qui arme le frère contre le frère.
Cette métaphore du monstre a souvent émaillé l’histoire du protestantisme français, et plus généralement, elle accompagne tout ce que l’on ne connaît pas bien, tout ce dont on se méfie, tout ce qui paraît porteur d’un modèle différent, potentiellement subversif. Dans notre société policée d’aujourd’hui, la métaphore du monstre est passée de mode dans la polémique publique autour de la religion. Mais elle conserve une force pédagogique que l’on peut réemployer à des fins beaucoup plus pacifiques que celle des polémistes du XVIe siècle, et c’est ainsi que je voudrais ce soir l’utiliser moi-même.
À partir de la métaphore du monstre, je vous propose de construire deux idéaux-types, c’est-à-dire des sortes de portraits-robots, dont je vais me servir pour décrire puis analyser l’attelage que constitue le protestantisme luthérien et réformé d’un côté, et le protestantisme évangélique de l’autre. Nombre d’entre-vous ne seront pas surpris par cette approche, que j’ai déjà développée ici ou là. Si je la reprends ce soir, ce n’est pas pour sa nouveauté, c’est pour qu’elle serve de déclencheur à une réflexion sociohistorique que j’adosserai aux résultats du dernier sondage CSA sur le protestantisme , publié conjointement il y a deux mois par l’hebdomadaire Réforme et le quotidien La Croix.
Je dirais que le protestantisme luthéro-réformé c’est un peu E.T, ce personnage de science-fiction inventé par Steven Spielberg en 1982. Cette image d’E.T est notre premier portrait robot, notre premier idéal-type. Le second, qui renvoie aux évangéliques, se présente sous les traits d’un diplodocus, colosse préhistorique de l’ère jurassique.
E.T, qui représente le protestantisme luthéro-réformé, c’est un monstre tourné vers la modernité, porteur d’une image de sophistication. Il est aussi doté d’un cort
ex cérébral considérable, grosse tête qui renvoie à la puissance culturelle et intellectuelle de la HSP, la Haute Société Protestante. Revers de la médaille, sa peau est ridée, image du vieillissement de sa population de pratiquants, et son corps est malingre : autant la tête est énorme, c’est-à-dire beaucoup d’élites, autant le corps est frêle, c’est-à-dire peu de paroisses nombreuses, peu de temples remplis de fidèles.
Le diplodocus évangélique, quant à lui, partage avec E.T cette monstruosité dont on affuble parfois les minoritaires. Mais pour le reste, il diffère sur bien des plans. D’abord, il renvoie à un primitivisme revendiqué. Sa temporalité préférée est celle de l’Eglise primitive, celle des premiers chrétiens, qui est à l’histoire de l’Eglise ce que l’ère jurassique est à l’histoire des quadrupèdes. Ensuite, son cortex cérébral ne constitue pas son point fort. Sa très petite tête évoque une fragilité culturelle et intellectuelle, peu d’élites. À l’inverse, c’est le reste du corps ici qui est énorme. Des paroisses, des églises locales nombreuses, souvent à l’étroit tant les fidèles se pressent.
On a beaucoup écrit récemment, dans les médias, sur ce décalage entre protestants réformés et luthériens d’un côté, et protestants évangéliques de l’autre. À l’occasion des 100 ans de la Fédération Protestante de France, par exemple, ce hiatus entre E.T et le diplodocus est revenu à maintes reprises, avec manifestement une prime médiatique au diplodocus évangélique, qui a occupé à l’époque l’essentiel des colonnes du Monde, du Figaro, et jusqu’à France Soir. Un leitmotiv revient souvent: celui du contraste, perçu parfois comme irréductible, entre E.T et le diplodocus, entre les luthéro-réformés et les évangéliques.
Je voudrais ce soir souligner, à la lumière des résultats du dernier sondage publié par Réforme et par La Croix, que ce couple est loin d’être aussi disfonctionnel qu’il en a l’air.
Première observation, E.T est un peu plus costaud que l’image précaire qu’il donne. Ses muscles, sa chair sont certes un peu atrophiés, les pratiquants ne bousculent pas au portillon, mais quand on lit les résultats du dernier sondage, moi ce qui me frappe, ce ne sont pas les 25% d’évangéliques revendiqués. Pour ma part, ce chiffre ne m’étonne pas du tout. Ce qui me frappe plutôt, ce sont les 26% de réformés et les 19% de luthériens. On nous parle tellement d’un soi-disant raz-de-marée évangélique, d’une forte sur-représentation évangélique parmi les pratiquants, les militants, les protestants identitaires, que ces chiffres viennent utilement nous dire qu’en France, aujourd’hui, ceux qui se définissent comme protestants se reconnaissent encore, très majoritairement, dans le protestantisme réformé et luthérien, qui représente quand même 45% des répondants, contre 25% pour les évangéliques. De multiples indicateurs, que je n’ai pas le temps de citer ce soir, qu’on évoque le nombre des vocations ou l’élargissement, ces dernières années, du lectorat du journal Réforme, montrent qu’il existe toujours, et peut-être même plus qu’il y a vingt ans, une identité réformée et luthérienne fermement assumée.
Seconde observation, le diplodocus a peut-être la tête moins étroite qu’il en a l’air. À rebours de l’image d’évangéliques ultraconservateurs qui ne se posent pas de questions, qui ruminent un anti-œcuménisme sans nuances et sont favorables aux solutions simples d’un George W. Bush, le dernier sondage nous montre une image beaucoup plus nuancée. Il y a là de quoi embarrasser certains journalistes qui en avaient fait jusque-là des tonnes dans le genre : ‘les évangéliques, version protestante de l’islamisme’. S’il est vrai que les évangéliques sont moralement conservateurs, que ce soit sur la question de l’homosexualité ou de l’euthanasie, ils ne se résument pas, loin s’en faut, à une cinquième colonne du néolibéralisme de droite dure barrricadée dans un fondamentalisme rigide. 49% d’évangéliques, contre 46% d’opinion contraire, pensent que l’influence politique du protestantisme aux Etats-Unis n’est pas vraiment une bonne chose, ce qui indique une prise de distance par rapport à la politisation de Dieu opérée autour de G.W. Bush. Par ailleurs, 71% d’évangéliques plébiscitent la laïcité, comme mode efficace du vivre-ensemble, et 65% d’évangéliques français pensent aussi que le libéralisme économique devrait être plus encadré par les pouvoirs publics. Quant au référendum de ratification de la constitution européenne, les évangéliques interrogés ont été 52% à voter oui. Surprise aussi, beaucoup plus d’évangéliques (88%) que de réformés (58%) ou de luthériens (69%) pensent qu’on peut trouver le salut dans d’autres religions chrétiennes.
Bilan : on voit un E.T réformé plus costaud qu’il en a l’air, et un diplodocus au crâne moins étroit qu’il n’y paraît…. Nous avons sous les yeux le scénario non pas d’un couple disfonctionnel, mais d’un couple socialement apte à tenir la route. On a au final davantage l’impression qu’il y a beaucoup plus de complémentarités et de convergences, que de disparités irréconciliables.
Je terminerai par deux leçons qui, me semble-t-il, peuvent être tirées de cette cohabitation avec les évangéliques, en me plaçant du point de vue réformé. La première leçon, c’est un encouragement ; la seconde leçon, c’est un avertissement.
L’encouragement, il vient je crois pour les réformés de la confirmation éclatante que le protestantisme évangélique français n’est pas un duplicata du protestantisme évangélique américain, ou une excroissance monstrueuse qui défigurerait le visage protestant français de toujours. Le protestantisme évangélique français a intériorisé la laïcité, défend une ligne politique finalement modérée, loin des extrêmes d’un Pat Robertson, et présente des dispositions manifestes à l’œcuménisme avec d’autres confessions chrétiennes. Tout ceci est en partie à l’actif de la longue influence des protestants plus anciennement installés en France, à savoir en particulier les réformés, qui ont contribué à l’acculturation des évangéliques en France depuis le début du XIXe siècle. Du point de vue réformé, c’est manifestement un encouragement, à rebours des prophéties pessimistes qui voudraient croire que dans l’échange réformés-évangéliques, seuls les seconds risquent de déteindre sur les premiers, sans réciproque. La manifestation de ces influences mutuelles, ce peut être un aiguillon pour aller plus loin dans l’œcuménisme inter-protestant, à l’heure où l’œcuménisme extra-protestant officiel bat un peu de l’aile.
L’avertissement enfin, je le situe au niveau de l’identité protestante, non pas des évangéliques, mais des réformés. Longtemps, on a eu en France cette image que le protestantisme, c’était les réformés, et que les évangéliques, finalement, n’étaient protestants que par la bande, ou en tout cas, protestants moins affirmés. Le dernier sondage sur le protestantisme sonne de ce point de vue comme un avertissement sans frais pour les réformés. Je m’explique : le trait socio-historique principal du protestantisme, c’est l’Evangile au risque de la parole , sur la base d’un système religieux qui place au centre, non plus une institution sainte, mais la Bible. Or cette centralité de la Bible paraît s’effondrer chez les réformés . C’est essentiellement grâce aux évangéliques que la lecture de la Bible, en France, peut demeurer attachée à l’identité protestante. Qu’on en juge : seuls 16% des réformés interrogés lisent la Bible au moins une fois par mois, contre 48% des évangéliques (trois fois plus).
La prière personnelle à Dieu est un autre indicateur révélateur. Elle constitue aussi un trait traditionnel du protestantisme, religion du sacerdoce universel qui n’a pas besoin de prêtre intercesseur et privilégie le dialogue direct avec Dieu. Là encore, les évangéliques paraissent bien plus protestants que les réformés. Seulement 26% des réformés prient au moins une fois par mois, contre 68% des évangéliques, c’est-à-dire pas loin de trois fois plus.
Ces éléments nous rappellent qu'au-delà du monstre que représente toujours l'autre quand on le connaît mal, ou quand on le caricature, les deux portraits-robots du protestantisme réformé d'une part, du protestantisme évangélique d'autre part, gagnent à être rapprochés. En faisant l'effort de se regarder soi-même, comme un autre, pour paraphraser Paul Ricoeur , en se décentrant de l'illusion d'une identité satisfaite et comme statufiée, on s'aperçoit alors que les deux profils se complètent, s'émulent, comme si les difformités opposées d'E.T et du diplodocus se corrigeaient dans le rapprochement. Je crois que ces convergences pourraient inviter les réformés à compléter la question qu’ils se posent souvent à propos des évangéliques. Il est certes compréhensible que les réformés continuent à se dire : « Comment, par notre exemple, allons nous aider les évangéliques à être plus protestants ? » Mais à en juger par les résultats du sondage 2006 sur les protestants, ils sont désormais invités aussi à se poser une question symétrique, peut-être plus dérangeante : « En quoi l’exemple des évangéliques peut nous aider à redevenir aujourd’hui plus protestants ? » Je vous remercie. »
Sébastien Fath, 28 mai 2006
(1) Sondage CSA n°0501527 Portrait des protestants, sondage Réforme/La Croix, février 2006.
(2) Serge Oberkampf de Dabrun, L’Evangile au risque de la parole, Paris, Onésime 2000, 2005.
(3) Maigre « consolation » (sic) pour les réformés, la situation est encore plus préoccupante chez les luthériens : seul un luthérien interrogé sur dix lit la Bible au moins une fois par mois.
(4) Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
Quelques données complémentaires
du sondage CSA 2006:
Commentaires
Beau sondage, en effet. Du rapprochement, des chiffres, des "tendances".
N'y aurait-il pas maintenant deux protestantismes évangéliques ?
L'intellectuel sous influence réformé qui intègre petit à petit via pasteur surdiplomés les fondements de la morale calviniste
Le spirituel qui, par le truchement des conversions d'individus hors du milieu, militera toujours en dehors de cette protestantisation- grosse tête (style HSP) qui aspire un certain protestantisme évangélique plus spéculatif qu'actif?
En deux mot, ce que gagne le protestantisme évangélique d'un côté, à savoir la respectabilité, ne le perd-il pas en efficacité et honnêteté spirituelle ?
bonjour !
une reaction sur le top chretien (un site evangelique)
http://www.topchretien.com/topinfo/affiche_info_v2.php?Id=11038
amicalement,
claire P.
Excellente intervention et analyse on ne peut plus juste des "Réformés/Evangéliques". Les réformés ont souvent regardé les évangéliques comme une sous-classe intellectuelle du protestantisme et les évangéliques, les réformés comme des chrétiens embaumés dans une réforme sentant le vieux. Un seul livre pour tous, la Bible, c'est ça l'important. Merci pour votre blog.
Votre parabole du diplodocus et de l'extra-terrestre est à coup sûr astucieuse et amusante. Mais elle ne sera probablement pas perçue de la même manière par les deux parties : Pour les protestants, le macrocéphale ET s'inscrit dans une évolution commencée il y a moult billions d'années, et dont le dinosaure n'a été qu'un des premiers maillons ; tandis que pour les évangéliques, ET n'existera jamais, et si le diplodocus a bien vécu, c'était tout juste hier ; Job, qui fut son contemporain, disent-ils, est d'ailleurs invité à l'apprivoiser, dans le livre qui porte son nom...
Ainsi, même en se limitant au premier degré, et en appelant à la lecture de la Bible qui aurait dû les réconcilier, il semble que les deux monstres s'opposent encore. Où donc est l'Esprit qui, au jour de la Pentecôte, revêtit de beauté et de gloire la fiancée pure, sans tache, ni rides ? Où le corps superbe, la plénitude de tout en tous ? Où le magnifique édifice bien proportionné, qui s'élève pour être un temple saint dans le Seigneur ? A la place, il faut d'après vos statistiques, accepter de ressembler plus ou moins à l'une de ces deux horreurs. C'est bien triste ; espérons que cela ne soit pas vrai.
Alcide Pierdeux
C'est chez les pentecôtistes que les choses se passent