Pour l'historien des religions, un titre comme "Afrique, le grand réveil", renvoie à la traditions des "réveils" protestants. Il y a eu un Grand réveil américain (au XVIIIe siècle), pourquoi pas un Grand réveil africain aujourd'hui?
Ce n'est pourtant pas cette signification qu'il faut retenir dans le titre du beau dossier que l'hebdomadaire Le Point (n°2166, jeudi 20 mars 2014) vient de consacrer au décollage africain. L'accent, ici, est sur l'économie. L'Afrique, "nouvel eldorado de la planète", qui "sidère le monde" (p.87).
Bon timing: Le Point vient de lancer aussi un site internet en direction des classes moyennes africaines (lien).
Le dossier "surfe" intelligemment sur une mode justifiée: oui, l'Afrique va mieux! Et après l'Europe en Afrique vient, en ce nouveau siècle, l'Afrique en Europe. Et ce n'est qu'un début.
Plusieurs hebdos ou mensuels ont consacré, ces dernières années, des dossiers similaires sur le décollage africain, avec parfois exactement les mêmes focus sur certaines personnalités fortes. Le dossier du Point n'en est pas moins d'excellente qualité. Varié, bien informé, copieux (55 pages!), enrichi d'une superbe infographie (voir la carte réalisée par Hervé Bouilly, ci-dessous, à la page 97 du magazine), il fait honneur à la réputation de sérieux et de qualité de l'hebdomadaire français.
On pointera cependant un vrai manque : l'absence de traitement du fait religieux, et notamment du grand boom protestant et "chrétien africain" qui a marqué le continent depuis 40 ans.
C'est pourtant l'autre "Grand Réveil" de l'Afrique. Une mutation religieuse considérable, marquée par une vaste recomposition en direction d'un "christianisme à l'africaine, par les Africains", et par des vagues de conversion par millions en direction des évangéliques, charismatiques, et des nouvelles Églises africaines endogènes (comme les Églises du Christianisme Céleste, le Kimbanguisme, le Harrisme, les Tokoïstes etc.).
Effets socio-économiques des mutations religieuses africaines
Ces mutations religieuses se doublent de dérives sectaires (fraudes, détournements, chasse aux enfants sorciers, publicité mensongère à la guérison garantie etc.) mais ne se limitent pas aux dérapages, bien réels, ni aux caricatures qu'on peut en donner, vu de loin.
Elles induisent aussi des logiques d'individuation, de responsabilisation, de militantisme local, qui produisent de puissants effets sociaux et économiques.
Au Nigéria, plusieurs multinationales évangéliques développent des activités tous azimuts. Au Congo RDC, le gynécologue Denis Mukwege "répare" des milliers de femmes violées, porté par ses convictions chrétiennes pentecôtistes; en Afrique australe, les Eglises portent une théologie de la "renaissance africaine" qui nourrit confiance en soi et désir d'entreprendre; au Soudan du Sud, la fragile indépendance du nouvel Etat a été acquise, en 2011, sur la base d'un engagement ininterrompu des Eglises, ciment d'une population traumatisée par un près d'un demi-siècle de guerre avec Khartoum; et en Europe, de vastes réseaux diasporiques nigérians, ghanéens, congolais tissent échanges et solidarités sur une base souvent religieuse, nourrie par l'essor de milliers d'Eglises de migrants africains sur le Vieux continent.
A l'inverse ici du catholicisme, la plasticité de l'évangélisme et des pentecôtismes ouvre par ailleurs aux femmes africaines de plus en plus d'opportunités d'accès à la parole d'autorité enseignante (pastorat), entraînant de multiples effets induits sur les communautés et les rôles sociaux féminins.
On pourrait multiplier les exemples.
A l'inverse d'un prisme franco-français qui renvoie la religion.... à la religion, rappelons que le religieux est en réalité un "fait social total" (Marcel Mauss) qui impacte l'économie, la société, la culture et la politique.
Que l'Afrique connaisse une recomposition religieuse spectaculaire depuis une quarantaine d'années mérite donc mieux que le silence des diagnostiqueurs généralistes. A bon entendeur...