Peter Baker, du Washington post, n’a pas pris beaucoup de risques. En commentant les récentes déclarations de George W.Bush sur Lincoln et la conviction d’un troisième «Grand Réveil», il a évité toute critique. Comme il a manqué à son travail, je voudrais souligner ici deux erreurs flagrantes dans la manière dont le président américain envisage le rôle de la religion dans l’histoire américaine.
Rappelons d’abord les faits. Lors d’une conversation avec des journalistes, le 12 septembre 2006, le président américain a souligné qu’il constatait plus d’expressions de foi et de religiosité chez ses compatriotes depuis le 11 septembre. Il a particulièrement souligné trois choses:
1/ Qu’on assisterait d’après lui à un troisième Grand Réveil, c’est à dire un nouveau moment d’effervescence religieuse, caractérisé par des conversions et des mouvements sociaux importants autour de la religion chrétienne
2/ Que le contexte de sa présidence ressemble beaucoup à celui d’Abraham Lincoln: Les plus grands soutiens de Lincoln voyaient aussi «la vie en terme de bien et de mal»
3/ Que la culture américaine aujourd’hui tourne le dos aux années 1960, et se rapproche de la religion et de valeurs conservatrices.
Le président Bush n’est pas un imbécile. Doté d’une intuition phénoménale (à défaut d’une culture étoffée), il a effectivement «senti», «perçu» un certain air du temps. Sur le troisième point, il n’est pas très loin de la vérité. On note effectivement, au travers de nombreux indicateurs, que l’ambiance des 1960s et le triomphe de la contre-culture sont aujourd’hui remplacés par une atmosphère plus conservatrice (encore qu'il faudrait nuancer). Une enquête récente du Pew Forum on Religion and Public Life montre par exemple que les Américains qui pensent que le camp des sécularistes est allé trop loin dans l'éviction de la religion de la place publique sont beaucoup plus nombreux que ceux qui pensent, à l'inverse, que la religion est trop présente. Ce type de perception n’est pas seulement propre aux Etats-Unis, mais il est très net outre-Atlantique et le président Bush l'a parfaitement bien cerné.
Mais sur les deux premiers points, le président Bush déforme sérieusement la réalité historique. Voici les rectificatifs que Peter Baker aurait été bien inspiré de rappeler à ses lecteurs.
1/ Tous les historiens s’accordent à dire que le Troisième Grand Réveil a déjà eu lieu…. à la fin du XIXe siècle (marqué par des figures comme Moody), après le second Grand Réveil des années 1800-1830 et le premier Grand Réveil des années 1730-40. Bush gagnerait à relire l’histoire religieuse de son pays avant de se risquer à numéroter les Réveils.
2/ Beaucoup plus grave : Bush interprète à l’envers le sens de l’engagement de Lincoln. Appointé récemment à l'Université Notre Dame, l’historien Mark Noll a magistralement montré, dans America’s God, qu’à l’inverse de la quasi totalité des prédicateurs évangéliques de son temps, Lincoln a refusé de dire que Dieu est dans un seul camp, qui serait celui du Nord et du « Bien », contre celui du Sud et du « Mal ». Homme d’une grande rigueur morale, Lincoln recourait, certes, aux notions de Bien et de Mal, mais en évitant de les superposer aux camps en présence, en l’occurrence le Nord anti-esclavagiste et le Sud esclavagiste. Lincoln savait que le manichéisme populiste est contraire à la réalité sociale, à l’anthropologie, mais aussi à une théologie chrétienne bien comprise. En se réclamant de Lincoln au mépris de la vérité historique, Bush prend en otage de manière abusive un ancien président qui a pratiqué le contraire de ce qu’il pratique : dépasser le manichéisme, au lieu de s’y complaire.
Pour une analyse plus développée de ce thème, je vous renvoie dans quelques jours à un article à paraître dans l’hebdomadaire Réforme.
Commentaires
Merci pour les précisions, toujours aussi intéressantes.
Très interessante analyse que seul un expert comme vous est capable de mettre en évidence. Grâce à vos analyses, le monde difficilement compréhensible d'outre-atlantique nous paraît plus clair !
S'agirait-il d'un 4ème réveil ?
Etonné de voir ici un trackback venant de mon blog. Le contraire serait plus logique car je me suis inspiré de la présente note. Enfin... Sinon il est intéressant de se demander la place du protestantisme évangélique dans les nouvelles orientations de la politiques américaines. Cela pousse à relire "Dieu Bénisse l'Amérique". Mais il ya t-il des précisions nouvelles à partir des évolutions récentes ?
Amicalement.