Je ne saurai ici donner une analyse à chaud complète des deux jours que je viens de passer à Juba (Soudan du Sud) à observer le festival Hope for a New Nation Festival.
Le matériel abondant accumulé, y compris un "journal de terrain", devra être repris à distance. Pour l'heure, alors que je suis toujours au Soudan du Sud, sous la tente du campus épiscopal de Juba, voici simplement quelques bribes à compléter et développer plus tard.
Les deux jours de Hope for a new nation ont créé l'événement, et attiré la plus grande foule jamais rassemblée au Soudan du Sud, excepté le jour de l'indépendance. Le John Garang Memorial Park, pourtant immense, était littéralement bondé (cf. photo ci-dessous).
17H57, 27 octobre 2012: une marée humaine à Juba pour écouter Franklin Graham (photo SF)
Le succès populaire (assez prévisible) de ce Festival sans précédent par son ampleur à Juba a renforcé le lien fait par les autorités elles-mêmes entre christianisme et nouvelle identité nationale, sans pour autant "dépasser la ligne rouge"... dans un contexte de paix très fragile avec le grand voisin musulman du Nord.
Succès populaire et dynamique unitaire
Au cours des deux manifestations, les 26 et 27 octobre 2012, on a assisté au levé des couleurs (drapeau), mais pas d'hymne national. On a eu droit au appel (typiquement évangélique) que "Jésus est le seul chemin", mais aucune attaque, directe ou indirecte, contre l'islam (fort présent à Juba).
On a retrouvé aussi l'insistance sur la conversion personnelle (typiquement évangélique elle aussi) mais une attention très vive a aussi été portée à la dynamique d'équipe incarnée par le Soudan Council of Churches, auquel participe l'Eglise catholique; dans le public, on remarque par ailleurs des soeurs catholiques, et des tee-shirts indiquant un rattachement paroissial catholique.
Le rappel, par le "film publicitaire" montré à chaque fois au début du festival, de l'oeuvre de Graham au Soudan fonctionne comme un élément de continuité entre le temps héroïque de la guerre, des années Garang (John Garang, héros nationaliste, est montré dans le film), et celui de l'indépendance: Franklin Graham était là "avant", depuis 20 ans, il est là aujourd'hui, ami fidèle de la nouvelle nation.
On voit combien l'organisation évangélique capitalise ici sur un investissement ingrat, risqué, durable et coûteux auprès d'une population largement délaissée: "cause perdue" il y a 20 ans, la revendication nationale sud-soudanaise l'a finalement emporté et Franklin Graham, très logiquement, capitalise sur son positionnement précoce, durable et massif (des millions de dollars investis au niveau des paroisses et Églises locales).
Un large assentiment de la foule, mais avec certaines réserves
Il n'empêche que l'impression recueillie auprès des populations est légèrement mitigée, en dépit d'un large assentiment sur l'opportunité de la manifestation elle-même. Graham a un agenda propre, qui est la christianisation du Soudan du Sud et l'affirmation d'une "nation fondée sur Jésus-Christ". La conversion est le seul élément structurant de l'enseignement.
Du côté des populations, l'agenda est différent: intégrer Dieu dans sa vie certes, mais pour survivre, entreprendre, créer de la richesse, accroître la sécurité, améliorer sa santé, consolider sa famille, bâtir... Car la misère est là. Beaucoup meurent encore de faim au Soudan du Sud, et des enfants décèdent tous les jours, dans la rue, de la Malaria (d'une souche très virulente à Juba).
Tous ces enjeux pratiques, de la "vie par la foi", ou "vie par l'Esprit", sont "traités" dans les nouvelles Eglises pentecôtistes et Eglises africaines qui s'installent de plus en plus à Juba. A leur manière, les dénominations traditionnelles, à commencer par l'Eglise catholique et l'Episcopal Church of Sudan (ECS) répondent aussi à ces aspirations par des oeuvres sociales et éducatives considérables.
Graham, lui, bien qu'étant sensible à la dimension pratique de l'aide (comme en témoigne le riche bilan de Samaritan's purse au Soudan du Sud), reste très en-deçà de ces enjeux dans sa prise de parole. Or, les populations expriment une attente sur ce plan, ont besoin d'orientations pratiques, d'un bagage éducatif tous azimuts (le mot "éducation" est celui qui est revenu le plus souvent dans les 15 interviews formels que j'ai pu réaliser au cours de mon séjour).
Or le seul contenu du discours grahamin pendant deux jours a été un appel à la conversion, fondé sur deux exemples bibliques archi-connus, celui de Bartimée et de Zachée, sur la base d'un propos "franchisé", dupliqué de l'Alaska au Guatemala en passant par Juba, sans guère d'ancrage dans les enjeux sociaux et culturels locaux. Ce n'est certes pas l'objet de Graham, qui revendique sa focalisation exclusive sur le nucleus évangélique conversionniste dans sa plus simple expression.
Mais pour celles et ceux qui écoutent, le message, quoiqu'aprécié, paraît un peu décalé et un peu court, en dépit de la réponse reçue lors de ses deux appels, les 26 et 27/10 (sans doute plus d'un millier de personnes se sont avancées).
Ce qui saute aussi aux yeux, c'est que la grande majorité de la population présente a déjà intégré le "référentiel" chrétien. Le besoin le plus massif est donc peut-être moins une "conversion" qui rejette une vision sécularisée ou désenchantée, qu'un enseignement et une approche pastorale en prise avec le quotidien, où les enjeux très concrets de la "vie par l'Esprit" (à la manière pentecôtiste), ou de la "sanctification" (à la manière piétiste) s'inscrivent dans une pratique incarnée dans les petits détails de la vie courante: vie de couple, enjeux matériels, éthique du travail, rapport à l'argent, éducation des enfants, gestion des conflits, problèmes de santé, etc.
Parmi ceux qui écoutent, beaucoup sont incapables de payer les doses de quinine pour leur enfant pris d'une crise de paludisme, beaucoup n'ont pas les moyens d'acheter l'eau en bouteille qui seule, les préservera des amibes contenues dans l'eau courante, beaucoup se font harceler par une police corrompue qui n'hésite pas à recourir, dans certains cas, à l'ultra-violence contre les faibles, lorsque ces derniers sont présents au mauvais moment, et au mauvais endroit. Beaucoup ne savent ni lire, ni écrire, et se trouvent relégués dans de petits boulots peu qualifiés, à la merci de fonctionnaires souvent rapaces qui exploitent leur supériorité de "lettrés" pour grapiller quelques livres sud-soudanaises sur la misère des plus vulnérables. L'immense majorité n'ont ni eau courante, ni toilettes, et combattent l'insalubrité par des moyens dérisoires, à la merci d'une épidémie ou d'une infestation.
Pour ces milliers de déshérités marqués par les traumas d'une longue guerre, l'appel à la conversion est certes bien accueilli, mais comme dirait Georges Clooney dans une publicité célèbre, "what else"? "C'est quoi la suite"? "Comment inscrire le changement dans la vie quotidienne?"
Aspiration à l'unité supra-ethnique et supra-confessionnelle
Enfin, au plan de la géopolitique religieuse, un dernier élément frappant s'est imposé lors de ces deux jours: l'aspiration à une unité non seulement supra-confessionnelle (par-delà les étiquettes ecclésiales) mais aussi supra-ethnique. Juste après le mot "éducation", c'est le mot "unité" qui est le plus revenu dans les interviews formels et échanges informels que j'ai eu l'occasion d'effectuer sur le terrain.
De ce point de vue, l'entreprise grahamienne, au bilan plus mitigé par ailleurs, est une eclatante réussite: c'est bien une image d'unité chrétienne, de catholicité évangélique (bien au-delà du protestantisme évangélique) qui a été donnée, en mélangeant les ethnies (très prégnantes au Soudan du Sud) et les confessions dans une célébration commune.
Elle est destinée à renforcer, à l'échelle de ce nouveau grand pays africain qu'est le Soudan du Sud, une africanité chrétienne appelée à cimenter les sociétés civiles de demain, proposant une alternative à l'Oumma islamique dont l'offre religieuse se déploie elle-aussi, tout au long de la ligne sahélienne, des Monts Nuba soudanais jusqu'au Mali.
Commentaires
Bonjour,
Pour l'instant je trouve que votre démarche scientifique est très bonne :-)
Certes, nos opinions sur M. Graham ont l'air opposées, mais c'est annexe :-)
Comme vous je pense qu'il existe une logique propre aux mouvements religieux, à étudier et à comprendre par elle même.
J'ai l'impression que vous cherchez à profiter de cet événement comme interface entre les milieux soudanais et américains ; comme ça fait remuer les choses, il y a peut être des observations à faire.
Ainsi, une dynamique d'unité ; de "mélange" dites-vous, assez curieusement, provoquée par l'entreprise dite "grahamienne". Il s'agit de "catholicité évangélique".
Ça rejoint ce que je vois d'une émergence de système papal (je suis contre, évidemment), et que je vois depuis longtemps d'une forte présence de symbolique type catholique (le truc chose au saint frusquin, non l'universel), dans laquelle le symbole a des propriétés miraculeuses par lui même (comme le sang, la parole, le nom, etc).
Il faudrait voir comment cette "catholicité évangélique" se concrétise au niveau administratif - si elle le fait, bien sûr.
Pour l'instant, je reste sur ma faim concernant les faits religieux locaux. (au soudan, je veux dire). Ou, du moins, dans votre discours, ils sont fortement associés au reste de la vie : violence, pauvreté, etc Alors que l'on espère les faits religieux identifiables par eux mêmes, il semble que ce soit plus difficile dans le vécu local.
C'est 'l'entreprise grahamienne" qui serait spécifiquement religieuse, suite à une logique issue des Etats Unis : investissement, discours reproductible aux 4 coins de la planète, etc ?
À suivre...
Une chose qui m'étonne est l'inexistence de cet événement dans les médias français. Passe encore pour les médias nationaux : j'imagine qu'ils n'avaient pas reçu de dossier de presse. Mais c'est plus étrange pour ce qui concerne les évangéliques français : rien dans actu-chrétienne, rien dans top-chrétien (mais je dois reconnaître que je me paume de plus en plus sur ce site), rien dans blog dei... ailleurs, alors ?
Les évangéliques français resteraient donc à l'écart de la... catholicalisation grahamienne ? Mmmmm....
Merci beaucoup pour ces réflexions cher Ista. En fait, il y aurait beaucoup à dire aussi sur la vie religieuse locale, très riche. Mais l'objet de ma mission de recherche était d'étudier les interactions entre l'entreprise religieuse évangélique de Graham (ami de longue date du Sud-Soudan) et la population locale. Dont acte.
Mais cela n'épuise pas le sujet et j'ai pas mal de matériaux aussi sur la vie cultuelle à JUBA (j'ai pu assister à trois offices religieux, dont une messe, en dehors des deux jours du Festival).
Concernant l'absence de réaction des médias français, cela n'est surprenant qu'en apparence. Car le Soudan du Sud est quasiment une "terre inconnue". Et les reporters, sur place, étaient très très rares. Je pense avoir été le seul Français, sur les 98.000 personnes présentes (sur 2 jours). Cela dit, c'est dommage, car l'événement a été très hautement significatif dans l'histoire, encore jeune, de ce nouveau pays africain, et il aura des répercutions dans la poursuite du processus d'unification nationale, ne serait-ce que parce qu'il était très ouvertement inter-tribal et inter-confessionnel, ce qui répond à une aspiration populaire considérable comme j'ai pu le constater au travers des entretiens que j'ai pu avoir avec la population locale. A suivre...
Pour avoir passé plus d'un an à Juba, je crois que votre analyse est assez juste au moins sur un point: bien que clairement croyants, voire fervents pratiquants, ce que souhaitent, ce dont ont besoin les sud soudanais c'est de moyens et de guides pour se developper, s'eduquer, etc... Leur conception du "religieux" au sens large, de la foi, est telle que de toute façon la divinité est partout. Ils n'ont as besoin de Graham pour ça. la voie du développement, quant on a vecu 20 ans de guerre, elle, est bcp plus ardue...
Vous avez passé plus d'un an à Juba????
Voilà qui n'est pas banal. J'aimerais beaucoup vous entendre me raconter cette expérience... Si jamais vous passez sur Paris et que ça vous dit, faites-moi signe!
SF