Depuis 1995, aucun sondage de cette ampleur n’avait été réalisé. Aussi faut-il saluer l’événement que représente la publication, en ce mercredi 12 avril 2006, d’un grand sondage CSA réalisé sur les protestants français à la demande de l’hebdomadaire Réforme et du quotidien La Croix. Pour le commentaire des résultats, je renvoie aux analyses fines de Jean-Paul Willaime, qui dit l’essentiel, avec le talent qu’on lui connaît. Je me limiterai ici à trois remarques, focalisées sur mon terrain de spécialisation.
1. Les protestants évangéliques français ne sont plus les OSNI du ciel religieux hexagonal. Par OSNI, entendre Objets Sondagiers Non-Identifiés. Pour la première fois, un grand sondage donne une photographie très précise des principales positions des protestants évangéliques, qui représentent un quart des sondés (21% d’évangéliques + 2% de baptistes et 2% de pentecôtistes).
2. L’identité française et protestante des évangéliques de l’hexagone est confirmée avec éclat. Ce que savaient depuis longtemps les spécialistes du terrain est ici largement vérifié : le fantasme qui identifie les évangéliques avec une version française de la Nouvelle Droite chrétienne américaine n’a pas de réalité. En gros, la répartition gauche-droite des évangéliques français est de 50-50%. De quoi mécontenter G.W. Bush.
3. La grande majorité des pentecôtistes interrogés ne se reconnaissent pas comme protestants. C’est l’enseignement le plus surprenant, quoiqu’on pouvait un peu s’en douter à la lumière de divers travaux de terrain. Si seuls 2% des protestants apparaissent dans le sondage comme pentecôtistes, cela ne signifie pas qu’il y ait peu de pentecôtistes dans l’absolu. Cela veut dire que l’essentiel des pentecôtistes interrogés ne s’autodéfinit pas comme protestant. On sait en effet que les 2/3 des évangéliques français sont de type pentecôtiste/charismatique. Si on n’en trouve que 2% dans le sondage sur les protestants, on peut en conclure qu’ils se considèrent comme non-protestants.
On retrouve là un enjeu à venir : dans la définition de l’objet « évangélique », lui même imbriqué dans le protestantisme, on intègre classiquement le pentecôtisme. La question est de savoir si cette intégration est viable à terme, dès lors que l’écrasante majorité des pentecôtistes interrogés ne se reconnaît pas dans l’identité protestante…
Commentaires
Petite réaction sur la 3e remarque concernant l'identité "protestante" des pentecôtistes interrogés.
Il ne va pas de soi qu'on puisse passer d'un constat statistique (2% de réponses émanant de personnes se désignant comme "pentecôtistes") à une imputation mentale : "on peut en conclure qu'ils se considèrent comme non-protestants". Une telle conclusion pourrait être envisageable, mais ne peut être tranchée sur la base des résultats présentés. Pour la vérifier, il faudrait se livrer (minimalement) à des entretiens qualitatifs avec une vingtaine de personnes entrant dans la rubrique "pentecôtisme" pour voir leurs usages des catégories respectives ("évangélique", "protestant", etc.) et les représentations qu'elles s'en font. Une méthode plus appropriée, mais plus coûteuse en temps, consisterait à mener des observations ethnographiques.
Si l'on revient sur les raisons méthodologiques faisant peser un doute important sur la conclusion discutée, on peut pointer divers éléments problématiques.
(1) Tout d'abord, on ne connaît pas l'ordre d'administration des questions et comment les catégories "pentecôtiste" ou "évangélique" ont été présentées. Les confessions sont-elles énumérées ("catholique", "protestant", etc.), donnant ensuite lieu à une rubrique ouverte où l'enquêté à loisir de mentionner, sans qu'un choix lui soit proposé, son appartenance à un courant particulier ("réformé", "luthérien", "évangélique", etc.)? La séquence des questions influe, dès lors, sur la manière dont l'enquêté va être subsumé sous une catégorie. On pourrait ainsi imaginer que la plupart des sondés pentecôtistes se sont directement définis comme "évangéliques" (eh oui, de quoi sont composés les 21% qui restent?). Une telle analyse permettrait de poser l'hypothèse suivante: le fait que 2% des enquêtés (soit 8 ou 9 personnes pour n=420) se soient présentés comme "baptistes" ou "pentecôtistes" atteste de la vivacité de l'esprit dénominationnel chez les uns et de son absence pour les autres. Dans ce dernier cas, le 2% pourrait refléter la pointe émergée de l'iceberg.
(2) Si l'on se poste en amont des réponses au questionnaire, on remarquera qu'il n'est pas tenu compte du taux de non-réponse. Il se peut que l'échantillon "pentecôtiste" soit sous-représenté en raison d'une propension à esquiver le sondage chez cette population. On pourrait imaginer, par exemple, que le capital socio-culturel de celle-ci ne la dispose pas à ce type d'exercice. (Il ne s'agit pas d'une explication, mais d'une hypothèse montrant la complexité du raisonnement sociologique à partir de données statistiques).
Dès lors, entre les données générées par le sondage et la réalité socio-religieuse, il y a un monde qu'une analyse sociologique devrait mettre à jour. Et non, les chiffres ne parlent pas d'eux-mêmes - il y a toujours quelqu'un pour leur donner la parole. Poser la question de "l'intégration" du pentecôtisme au protestantisme sur une telle base, c'est opérer un saut qui n'est pas justifié du point de vue empirique. Dès lors affirmer que "l'écrasante majorité des pentecôtistes interrogés ne se reconnaît pas dans l'identité protestante", tient plus de la thèse, éventuellement d'une hypothèse (parmi d'autres), que d'un fait solidement établi.
Bonne suite de réflexion,
PGz