En publiant Le déni des cultures (2010), Hugues Lagrange (CNRS) vient de jeter un pavé dans la mare.
Son point de vue?
Démontrer qu'à conditions sociales et immobilières égales, le facteur de l'origine culturelle et géographique constitue une des variables explicatives des conduites sociales, y compris de la délinquance.
Le comprendre permettra, dit-il, de mieux ajuster les politiques d'intégration.
On peut discuter tel ou tel point de l'argumentation d'Hugues Lagrange. Mais comment ne pas être effaré par le sectarisme de certains de ses collègues, prompts à le descendre en flamme?
Néo-inquisition
Au-delà des logiques de carrière, de copinage et de prudence clientéliste (si je critique Untel, les portes se fermeront, etc.), il est temps de faire preuve d'un peu de courage, et de ne pas laisser le monopole de l'indignation à la néo-inquisition multiculturaliste à la mode qui fait, aujourd'hui, la pluie et le beau temps dans les couloirs de certaines institutions universitaires.
Il faut regarder l'émission "Ce soir ou jamais" (France 3, 30 septembre 2010), avec notamment Hugues Lagrange, Eric Fassin, Jean-Loup Amselle.
Il faut lire le billet d'Eric Fassin dans Libération. Et il faut lire, et écouter, Hugues Lagrange.
Résultat des courses : tandis que ce dernier (Lagrange) émet une réflexion nuancée, étayée, éclairante, pragmatique, dépourvue de toute idéologie péremptoire, Fassin et Anselle, capables par ailleurs de se montrer sérieux voire brillants, se distinguent par leur morgue approximative tout en s'acharnant sur Lagrange, dans ce qu'il faut bien appeler une tentative de lynchage médiatique.
L'argumentation boîteuse de Fassin et Amselle repose sur trois points.
1/ "La culture n'existe pas" (Amselle sur France 3). Comme dans la tradition marxiste la plus appauvrie (version SMS : ultra simplifiée, car Marx aurait été plus subtil), la culture n'est qu'un produit de conditions sociales et économiques pré-existantes.
Qu'un siècle d'analyse historique et des milliers d'études en sciences sociales démentent ce point de vue n'ébranle pas nos inquisiteurs contemporains, lointains émules (qui sait?) de ceux du XVIe siècle qui expliquaient que "l'héliocentrisme n'existe pas".
2/ Lagrange serait "culturaliste", c'est-à-dire qu'il commettrait le péché d'essentialiser les cultures, comme des Objets en soi, des Essences absolues. C'est archi faux et Lagrange s'en défend très bien. Il ne cesse de souligner que le facteur culturel est une variable "parmi beaucoup d'autres".
En clair, il se pose en héritier, entre autres, de Max Weber, sociologue qui rappelle que la culture, comme la religion, est à la fois structurée et structurante. Elle est structurée (car marquée par des conditions sociales et économiques particulières) ET structurante (car elle influence aussi les conditions sociales et économiques, cf. L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, par exemple).
3/ Lagrange serait un suppôt de Nicolas Sarkozy. Le texte de Fassin dans Libé, à cet égard, est particulièrement nauséabond, à la fois dans ses caricatures de la pensée de Lagrange, ses amalgames douteux (histoire du débat sur le saturnisme, qui, contrairement aux apparences suggérées par Fassin, n'a rien à voir avec la pensée de Lagrange), et dans ses sous-entendus politiciens (échec à "prendre ses distances avec la droite au pouvoir").
Seul point positif: sauf erreur, dans ses différentes prises de position (télés, Médiapart, Libé, Télérama), Fassin semble avoir résisté, de justesse, à un Point Godwin (assimiler Lagrange à un héritier de Pétain). C'est déjà ça...
Face à ces dérives inquisitoriales qui n'honorent pas ma profession, un conseil: lire posément les textes, résister aux censeurs et à une bien-pensance multiculturaliste soi-disant de gauche (donc du camp du Bien).
Cette dernière est trop à la mode dans certains cercles universitaires, y compris dans une institution aussi estimable que l'EHESS, où un homme de la stature de Michel Wieviorka avait cru bon d'apporter caution immédiate à une structure communautariste comme le CRAN (cf. mes notes précédentes sur le sujet).
Or ce multiculturalisme branchouille, en dépit de ses bonnes intentions, pose problème.
Sous prétexte d'honorer les cultures et les différences (à grand coups de dénonciations de l'ethnocentrisme occidental et de gargarismes post-coloniaux approximatifs), il sous-estime en réalité la richesse et la densité culturelle empirique des populations qu'il étudie au nom d'un relativisme qui réduit tout au social et à l'économique ("la culture n'existe pas", et "la religion non plus", tant qu'on y est).
Mais "les faits sont têtus".
Il ne s'agit nullement de négliger le rôle, évidemment majeur, des facteurs socio-économiques, ni des variables politiques (y compris sur le terrain d'une critique compétente du colonialisme). L'enjeu est de rappeler ceci: les variables culturelles et religieuses constituent, AUSSI hier comme aujourd'hui, des éléments explicatifs utiles, parmi bien d'autres, pour mieux élucider notre monde.
Pour bien comprendre la société, il faut résister, à la fois au culturalisme moisi (qui essentialise les cultures, absolutise les systèmes de valeur, et risque de nourrir le racisme) et au multiculturalisme branchouille (qui croit exalter les différences culturelles tout en les nivelant dans le relativisme, au risque, par exemple, de cautionner le port de la Burqa).
C'est exactement la ligne choisie par Hugues Lagrange dans Le déni des cultures.
Courage, collègue!
Commentaires
Un détail, il s'agit de Jean-Loup Amselle... Et il y avait un article d'Eric Fassin et Didier Fassin dans Le Monde de cet semaine (en date du jeudi, je crois).
Merci pour ces utiles précisions!
Si Lagrange avait écrit que la culture d'origine de tel ou tel groupe immigré est un enrichissement pour la France, en particulier pour la culture française, aucun de ses détracteurs actuels n'aurait rien trouvé à redire!
Ce n'est donc pas la place accordée à la culture dans la méthodologie de Lagrange qui est en cause, mais la conséquence qu'il en tire sur la délinquance. Conséquence peut-être excessive, mais qui ne justifie pas ce lynchage bien-pensant. Pour une partie de la gauche, les immigrés sont une icône, il y a "eux et nous", le camp du Bien / le camp du Mal. Même manichéisme, mais inversé, dans une partie de la droite, notamment au sommet de l'Etat.l
Qu'une certaine intelligentsia se pose en "nouvelle Inquisition" pour reprendre vos termes, n'est pas nouveau. Saluons d'ailleurs M. Lagrange qui a su rester courtois face à ses adversaires (qui tentaient de le convaincre de lepénisme), tout en étant mesuré et nuancé dans son propos (et ainsi éviter le piège dans lequel ses adversaires voulaient le faire tomber). Saluons également Malika Sorel, qui par son argumentation, a fait une très bonne avocate pour Hugues Lagrange, face aux "nouveaux chiens de garde".
Derrière l'origine de ce qui constitue un tabou en France, on pourrait se demander si au-delà d'un éventuel complexe de culpabilité post-coloniale (genre : « "on" (?) a une dette envers les minorités issues de "nos" ex-colonies, alors il ne faut pas les "stigmatiser", même quand elles sont en cause »),
ce déni ne serait pas un héritage sécularisé du Christianisme : la France étant "la fille aînée de l'Eglise". Le « déni des cultures » serait ainsi un atavisme culturel français, par intériorisation des présupposés religieux.
Les chaines cullturelles de notre Occident contemporain demeurent en effet très largement tributaire de notre passé chrétien. Et même si il est devenu de bon ton d’affirmer aujourd’hui que nous vivons dans une époque " post-chrétienne ", notre contexte demeure fondamentalement marqué par les axiomes du christianisme.
En 2004, Claude Imbert, éditorialiste à l'hebdomadaire «Le Point», avait publié dans le cadre de l'Alliance française de Chicago un essai «Qu'est-ce que l'exception française?». Il y avait notamment relevé le trait suivant. (Citation)
- " Il me semble qu’au fil des siècles, vous trouveriez les sources principales de cette singularité dans deux traits essentiels de la physionomie nationale. Le premier est, chez le peuple français, et ses élites, et s’agissant de la vie publique, un goût prononcé du concept, de l’abstraction, de la construction intellectuelle, du désir d’un système d’organisation collective, voire d’une certaine idée de l’homme et qui, depuis deux siècles, tend à se présenter comme universaliste, comme destiné au genre humain. (…)
"Tel est, à mes yeux, le cœur de “ l’exception française ” : la prétention violente d’une primauté rationnelle sur les désordres et l’inventivité de la vie. Le cœur de “ l’exception française ”, c’est le rêve, l’utopie, le virtuel égalitaire surplombant une réalité au fil des temps le plus souvent évitée ou refusée. (…)
"Je mentionne enfin, au chapitre universaliste de la République française l’élan forcené donné à la vocation coloniale, disons de 1880 à 1950. Cet idéal, ce projet utopique et planétaire enflammait la République au point de croire qu’un jour, les peuples d’Asie et d’Afrique, du Vietnam au Sénégal épouseraient le modèle français. Un refus spectaculaire de la réalité humaine, de la diversité des cultures, une sorte d’emportement idéologique qui nous parait, aujourd’hui, extravagant mais auquel la France a cru ! (…) Elle se fondait sur cette conviction mirobolante qu’un jour les citoyens algériens seraient des citoyens français comme les autres."
- "Le second trait, c’est que l’instrument privilégié de ce système réside, qu’on le veuille ou non, dans la permanence, sous différents habits, d’un pouvoir vertical qui procède du haut vers le bas, qui inspire et qui, finalement, impose. D’un exécutif fort, susceptible d’organiser rationnellement le système et de réduire en sa faveur toute résistance."
Et en effet, ce goût de l'abstraction (qui tend à faire mépriser la réalité humaine), de "l'Ideal" (au sens platonicien) semble renvoyer à la conception augustino-platonicienne d'un univers "doublé" par un autre monde - celui de la Divinité - qui est aussi gouverné par l'antagonisme du Bien et du Mal absolus (auquel correspond, sur le plan symbolique, l'antagonisme de la Lumière et des Ténèbres). Dans cette conception, le monde est un dôme ou une caverne (cf. la caverne de Platon) - un théâtre (d'ombres chinoises chez Platon) où se produisent des événements dont le sens et l'enjeu fondamental sont ailleurs.
C'est qu'en raison de la théologie de la création ex-nihilo, Dieu (Iahvé) est conçu conçu comme transcendant mais non immanent, c'est à dire comme distinct du monde, supérieur au monde et par là, qu'on le veuille ou non, opposé à lui. Le Dieu du monothéisme judéo-chrétien est le Tout-Autre : il est l'altérité par excellence.
Comme tel, il est étranger à la réalité humaine, à sa "diversité".
De là, le second trait de l'exception française : celui "d’un pouvoir vertical qui procède du haut vers le bas, qui inspire et qui, finalement, impose", évoqué par Claude Imbert, qui n'est pas sans rappeler le fonctionnement en hiérarchie pyramidale de l'Eglise catholique (dont sa "fille", la France, s'est visiblement inspiré à son tour pour construire son état centralisé), mais qui reflète avant-tout le rapport du Dieu Tout-Autre au monde.