Huit jours après le résultat du second tour des élections municipales en France, il est encore bien trop tôt pour l'historien pour tirer des conclusions d'ensemble.
Du point de vue de l'histoire et de la sociologie des religions, on ne saurait pourtant rester indifférent à quelques indicateurs locaux qui semblent, peut-être pour la première fois, indiquer une tendance: celle de l'influence électorale de l'évangélisme dans certaines municipalités franciliennes.
Cet enjeu du poids du bulletin de vote évangélique est bien connu outre-Atlantique, où depuis la fin des années 1970, l'autoproclamée Majorité Morale (Jerry Falwell), puis la Christian Coalition (Pat Robertson) avaient réussi à peser sur les élections et renforcer la puissance du Parti Républicain.
Rien de tel en France! Pays sécularisé où le protestantisme pèse, au maximum, entre 2,8 et 4% de la population (selon les cercles d'appartenance que l'on retient), que représentent quelques centaines de milliers d'évangéliques? Presque rien en matière électorale.
Si, pour une raison ou une autre, tel élu entend faire du clientèlisme communautaire sur base religieuse, c'est plutôt vers d'autres acteurs qu'il faut se tourner.... Ce qui se serait d'ailleurs produit, plus d'une fois, en île-de-France...
Ces dernières élections municipales de mars 2014 indiquent pourtant, localement, un frémissement.
Activisme sur le terrain local
En 2007, Matthieu Grimpret, dans Dieu est dans l'isoloir (Presses de la Renaissance), évoquait des "retrouvailles que Marianne n'avait pas prévues" entre politiques et religion. Il formulait notamment cette hypothèse:
"Pourquoi l'activisme politique des évangéliques devrait se porter, selon toute vraisemblance, sur le terrain local ?" (p.254). Il répondait en citant feu Pierre-Patrick Kaltenbach, soulignant que ces protestants sont particulièrement actifs sur les terrains de l'association et de la famille, et que "la conscience politique des évangéliques ne cesse de mûrir" (p.255).
Après le pétard mouillé d'un Parti Républicain Chrétien (PRC) fantomatique, et une tradition déjà séculaire d'engagement ponctuel et individuel de tel ou tel évangélique (il y a eu des maires évangéliques sous la IIIe République) les élections municipales de 2014 en île-de-France ont révélé pour la première fois un impact évangélique plus large au plan de la politique locale francilienne, susceptible de faire "bouger les lignes" dans plusieurs communes.
Pour le comprendre, rappelons qu'au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, le protestantisme restait très sous-représenté à Paris. Quelques dizaines de lieux de culte, pas davantage. Aujourd'hui, ce sont 600 lieux de culte actifs environ, et près de 400.000 fidèles, qui structurent un protestantisme qui a augmenté significativement sa "part de marché". Cet essor est dû à deux phénomènes.
De 30 (vers 1945) à 600 lieux de culte évangéliques franciliens
Le premier est l'accroissement considérable du protestantisme de type "évangélique".
De moins de trente lieux de culte évangélique répertoriés dans les annuaires au sortir de la seconde guerre mondiale, on est passé à environ 600 lieux de culte évangélique aujourd'hui.
Le seul annuaire labellisé CNEF (qui comptabilise la plupart de ces lieux, mais pas tous) révèle l'évolution suivante: 272 lieux de culte évangéliques répertoriés pour l’île de France dans l’annuaire évangélique 2001, puis 338 dénombrés dans l’annuaire évangélique en 2005 et 437 lieux de culte CNEF en île-de-France en 2013 (données annuaire CNEF). A ces lieux s'ajoutent des assemblées néocharismatiques non comptabilisées par cet annuaire, ainsi que des dizaines de communautés récentes de migrants qui, soit ne disposent pas de lieu stable, soit restent "hors écran radar".
Culte dans la megachurch de Charisma (Blanc-Mesnil) en 2012. Source Album Flickr
De plus en plus de migrants subsahariens chrétiens
Le second facteur est l'accroissement de l'immigration, y compris d'une immigration sub-saharienne à forte composante chrétienne (et évangélique). En 1982, 32% du total de l'immigration française était ainsi concentrée en île-de-France; le montant passe à 36% en 1990, puis à près de 40% d'après les données du recensement de 1999 (INSEE).
40% des migrants installés en France vivent donc en île-de-France, alors que la population francilienne ne représente que 19% de la population totale en France. Ce qui confirme l'impact proportionnellement plus fort de l'île-de-France dans l'accueil des flux migratoires, la palme revenant à la Seine-Saint-Denis qui concentre à elle-seule près de 22% du total migratoire recensé en France!
Les migrants de première génération sont loin de tous voter: il faut pour cela qu'ils aient obtenu la nationalité française, ce qui n'est pas une partie de plaisir! Mais pour celles et ceux qui ont le précieux sésame d'une carte d'identité bleu-blanc-rouge, le bulletin de vote est une manière de faire porter sa voix. Et de peser localement.
Une banlieue rouge qui bascule
Ces éléments d'explication permettent de mieux comprendre pourquoi certaines communes de la banlieue "rouge" ont changé de couleur politique aux dernières élections municipales 2014. Ainsi, au Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis), où Thierry Meignen (UMP, ci-contre avec Rachida Dati) a été élu avec 50,76% des voix, on trouve de nombreuses communautés évangéliques, dont.... la plus grande Église évangélique de France, la megachurch Charisma (10.000 fidèles chaque week-end !).
A Bobigny, dans le même département de Seine-Saint-Denis (qui détient le record de concentration évangélique en France), Stéphane de Paoli (UDI) a par ailleurs été élu... après un siècle de communisme municipal. Sur la commune et dans les alentours immédiats, là aussi, de nombreuses Églises évangéliques, dont une grande communauté pentecôtiste Assemblée de Dieu (ADD).
Un pur hasard ? Sans doute pas. Il serait bien-sûr absurde de voir dans la présence évangélique LE facteur décisif de basculement politique, car les nouveaux élus ont su aussi jouer sur le vote musulman (en mobilisant contre l'expérimentation de l'ABC de l'égalité, suspecté par certains de répandre la théorie du genre à l'école publique). Mais il serait tout aussi aveugle et naïf de refuser de voir, dans le poids évangélique local, un élément d'explication, parmi d'autres, du changement municipal.
Une tendance au vote UMP
Les réseaux politiques en place, enkystés dans leurs habitudes et leurs vieilles amitiés confortables, sont souvent peu disposés à la sympathie pour les nouveaux arrivants évangéliques qu'ils connaissent beaucoup moins bien que les réseaux musulmans (installés sous l'effet d'une vague migratoire plus ancienne venue d'Afrique du Nord).
Et puis, autant l'image stigmatisée de l'islam s'accorde bien avec une certaine mythologie post-coloniale hâtivement bricolée, autant l'étiquette évangélique, connotée chrétienne et crypto-américaine, renvoie à un imaginaire moins soluble dans le verre de rouge des militants de gauche.
Face à ces réseaux installés depuis des lustres, les évangéliques défendent généralement une ligne réformiste et pragmatique opposée au conservatisme de la gauche plurielle au pouvoir. Favorables à des sociétés civiles plus autonomes et à une vie entreprenariale dynamisée, ils sont par ailleurs hostiles au libéralisme éthique défendu par la gauche post-soixant-huitarde (en matière familiale).
Ce qui les rapproche aussi d'une certaine droite parlementaire. Avec pour effet d'entraîner, mécaniquement, une tendance au vote UMP, le Front National ne rencontrant en revanche que peu de suffrages de la part d'évangéliques constitués en majorité de non-métropolitains.
Davantage de candidats évangéliques
S'il est bien trop tôt pour tirer des conclusions définitives, on se doit d'être attentif à cette évolution, et aux nombreuses démarches individuelles de candidats évangéliques, impliqués dans des listes de diverses couleurs politiques (en majorité à droite), qui se prévalent souvent d'une double culture: métropolitaine et francilienne, et africaine ou antillaise.
C'est le cas par exemple de Rudy Kazi (candidat aux côtés de Nathalie Kosciusco Morizet dans le XVIIIe arr., membre par ailleurs du Centre du Réveil Chrétien) ou de Monique Maah (franco-camerounaise membre du PRC et élue au conseil municipal d'Emerainville, dans le 77).
Sur le site Actu-Chrétienne, le pasteur Frank Pécastaing souligne: "Des chrétiens évangéliques en politique, un vieux tabou commence à se briser en France" Et ce pasteur de se réjouir que deux membres de son église (pentecôtiste), dénommés Kiese-Deborah Makouta et Rudy Tchikaya aient été élus sur la liste du maire sortant, l'UMP Guy Geoffroy (UMP), Député Maire de de Combs- la-ville (Seine-et-Marne).
Dossier à suivre
Tout en gardant la mesure, et en rappelant que l'alternance politique en île de France s'explique massivement par le rejet de la politique du pouvoir actuel, on ne saurait congédier d'un revers de main la montée d'une petite force électorale évangélique qui, loin d'être mono-bloc, n'en est pas moins militante, motivée et concernée par les enjeux de la cité.
Un dossier à suivre, et dont il vaut la peine de commencer l'étude.
Commentaires
Bjr,
Plusieurs avantages à cette évolution, qui fait exister le monde extérieur autrement qu'à travers des slogans pieux irréfléchis, voire fantasmés (ah, "le monde!").
-l'image du protestant (évangélique ou non) gagne à subir l'épreuve de la citoyenneté.
-la notion même de "témoignage" devrait évoluer et se structurer autrement que comme pathos.
-la perception de l'"autre" qui, quoique non "évangélique", peut éventuellement, dans un Municipalité, se révéler intègre et désintéressé, va changer.
-l'analyse globale du "lien social" devrait elle aussi bousculer la conviction de disposer de manière exclusive d'un modle relationnel.
-les notions d'"espace publique", et de laïcité, devraient s'approfondir dans une réflexion interne où, jusqu'ici, elles restent sommaires, minées par le sentiment de persécution notamment.
Mais aussi, que de dangers, intéressants comme tels, comme "mises à l'épreuve":
-les egos évangéliques, surtout quand ils disposent de l'art du micro, auront des tentations d'hypertrophie à surmonter.
-le "bien commun" et le souci de "sa" communauté feront-ils bon ménage? En somme, philosophiquement, de quelle "universalité" ces évangéliques seront-ils porteurs?
A souhaiter qu'ils n'oublient pas qu'ils ne sont en rien pionniers! L'école publique gratuite et laïque est largement portée, à ses origines, par des protestants.
Vaste chantier et observatoire utile.
cordt, gef
Bonjour
Me me suis posé la question depuis LMTP, du vote des évangéliques et des musulmans.
Il me semble à mon très humble niveau, que la loi du mariage pour tous, a des répercussions dans ces milieux. J'ai une voisine musulmane qui ne veut plus voter pour des "incroyants" !
La gauche croyait que "l'immigré" allait toujours voter pour elle !.....sauf qu'elle n'a jamais pris en compte le 'religieux'.........à suivre.
Amitié
Pour poursuivre la réflexion: http://geographie-religions.com/2014/04/08/les-evangeliques-et-les-municipales/