Une des grandes nouveautés historiographiques des dix dernières années en matière d'études en sciences sociales sur le fait religieux, c'est la montée en puissance de la géographie.
Et c'est une excellente nouvelle, tant les dynamiques spatiales, à l'heure des réseaux et de la constitution d'une "société Monde", représentent un terrain d'observation majeur des mutations religieuses contemporaines.
Aussi faut-il particulièrement se réjouir de l'émergence de jeunes chercheurs talentueux comme Frédéric Dejean, qui a soutenu le 22 novembre 2010 dans les locaux de l'Université Paris Ouest Nanterre-La Défense un travail de thèse de doctorat en géographie réalisée sous la conduite de Mme Annick Germain et Mr Hervé Vieillard-Baron.
Ce mémoire, disponible désormais en version intégale online (lien) s'intitule "Les dimensions spatiales et sociales des Églises évangéliques et pentecôtistes en banlieue parisienne et sur l'île de Montréal".
Actuellement rattaché au Centre d’études ethniques des universités montréalaises (CEETUM) où il termine un stage post-doctoral, Frédéric Dejean a particulièrement travaillé sur quatorze communautés évangéliques, dont treize sont afrocaribénnes, et une "multiculturelle". Il s'agit de l'Eglise de la Nouvelle Onction, de l'Eglise de Pentecôte, de la Communauté Evangélique Chrétienne, de l'Eglise Amour et Vérité, de la Redeemed Christian Church of God, de la Communauté Evangélique de Pentecôte, de la Communauté Evangélique le Buisson Ardent (sept communautés de Saint-Denis, France), du Centre Christ en Action, de l'Eglise Evangélique Royaume de Paix, de la Church of Pentecost, de l'Eglise Puissance de la parole qui délivre, de l'Assemblée Chrétienne Parole Vivante de Montréal, de la Communauté Charismatique de Mangembo (sept communautés pour Montréal).
Démarche comparative transatlantique
Pourquoi Frédéric Dejean s’est-il lancé dans une démarche comparative des dimensions spatiales et sociales des Eglises évangéliques et pentecôtistes à Paris et à Montréal? Hervé Vieillard-Baron (directeur de thèse) n'avait pas manqué de rappeler, lors de la soutenance (22 novembre 2010), que ces deux agglomérations ont été choisies parce que les réseaux universitaires franco-québécois y sont très actifs et parce que s’y développent deux modèles originaux de spatialisation de la religion, dans des contextes juridiques particuliers.
Ce choix raisonné s’est révélé judicieux : il a permis de dégager des logiques communes à partir d’enquêtes directes effectuées parallèlement sur les deux terrains. On observe une spatialité spécifique aux évangéliques dans ces contextes particuliers, compte tenu de l’arrivée de populations immigrées désireuses d’assurer la continuité de leurs pratiques, dans un contexte de mondialisation qui voit se développer les réseaux immatériels. La méthode, inspirée de l'anthropologie, s’appuie sur l’observation participante, sur «l’observation-recension», et sur un ensemble d’enquêtes par questionnaire semi-directifs menés auprès d’interlocuteurs privilégiés: pasteurs, fidèles, personnes ressources, élus locaux, responsables associatifs.
Régimes de visibilité dans l'espace urbain
Du point de vue qualitatif, ce mémoire fournit un très riche apport en matière d'analyse originale et de données nouvelles, sur un thème en prise directe avec l’actualité: celui des régimes de visibilité des édifices religieux au sein de l’espace urbain. Un trait commun est de mettre à distance la traditionnelle centralité géographique des lieux de culte dans la ville, au profit d'un "religieux qui se fond et se confond dans les formes existantes de la trame urbaine" (p.225), généralement en périphérie des centres. De multiples stratégies sont mises en oeuvre pour resacraliser des espaces profanes, suivant la pente d'un "sacré officieux" (p.226) appuyé sur une culture populaire à la fois utilisée et détournée à des fins de réinvestissement chrétien.
On découvre aussi, sur la base d'un terrain transnational, combien le rapport à l'espace urbain se décline différemment d'une rive à l'autre de l'Atlantique, entre logique laïque et statocentrée en France, et souplesse locale au Québec, où les édifices sont aussi systématiquement la propriété des groupes religieux, avec une réglementation locale sur la base de "dispositions prises par les autorité municipales" (p.263).
Agrémentée par de nombreuses représentations graphiques (cartes, graphiques, tables), cette thèse de géographie est également complétée par d'utiles documents photographiques, intégrés très judicieusement. Ce ne sont pas moins de 115 figures qui soutiennent le propos. Frédéric Dejean fournit aussi une abondante bibliographie, ainsi qu'un opportun glossaire, qui aident le lecteur et le chercheur à se repérer dans les rhizômes évangéliques urbain.
Document présenté à la page 300 de la thèse de Frédéric Dejean.
PCC renvoie aux initiales de Paris Centre Chrétien, megachurch multiculturelle française située à La Courneuve
Réenchantement braconné de l'espace urbain
Le point central de cette étude reste l'étude fine des modes d'adaptation et de subversion de l'espace des communautés évangéliques en milieu citadin, sur un mode qui emprunte moins au cloisonnement religieux/profane qu'au réenchantement braconné.
Mais de multiples axes secondaires sont empruntés avec bonheur, comme celui des régulations politiques locales de la dissémination évangélique migrante, à l'image de ce responsable en charge de l'urbanisme à la maîrie de Saint-Denis, qui déclare ceci: "là il y a une ignorance, vous devez vous en rendre compte. Nous sommes ignorants des subtilités qui existent. L'islam on voit bien, le judaïsme aussi, le catholicisme et le protestantisme on voit. Mais là très franchement tout le monde est dans le flou les élus, les collectivités. On a une méconnaissance, cela n'aide pas... Tout le monde fantasme très vite sur les quesitons religieuses" (cité page 272).
Un autre chemin de traverse est celui des déclinaisons de l'ethnicité, dans des communautés migrantes traversées de sociabilités tribales. Citant Hammond et Warner (1993), Frédéric Dejean observe l'écart entre le type de la "fusion ethnique" (religion et ethnicité s'entremêlent), la "religion ethnique" (la religion est un élément parmi d'autres de l'ethnicité, comme pour les grecs orthodoxes) et "l'ethnicité religieuse" (c'est la religion, partagée par plusieurs groupes, qui se pare de caractères ethniques). Il souligne ensuite, citant Jean-Claude Girondin (travaux sur les Églises antillaises), comment chez les évangéliques l'appartenance religieuse "peut être vécue comme une nouvelle identité" subsumant l'identité ethnique, ce qui rend "la relation entre ethnicité et religion (...) particulièrement complexe" (p.109).
Pour mieux comprendre aujourd'hui les enjeux posés par le retour (peu anticipé) à la visibilité religieuse en ville, remercions vivement Frédéric Dejean (également blogueur) d'avoir relevé le défi, risqué mais globalement réussi, d'une réflexion géographique articulant temps, espace et société au service de l'analyse des dynamiques d'implantation des nouvelles Églises pentecôtistes et charismatiques de migrants. Reste à espérer la publication prochaine de sa thèse, après les remaniements et compléments d'usage!
Commentaires
Bonjour Sébastien,
un grand merci pour ce billet. Je suis certain que les fréquentations de mon blog vont atteindre des sommets! Bon été à toi.
Mais c'est la moindre des choses Frédéric, j'aurais d'ailleurs dû publier plus tôt ce (trop) court résumé.
Et à quand la publication?
Il faut VRAIMENT publier ce beau travail, et je suis loin d'être le seul à le souhaiter!!!
Je prospecte, mais les maisons d'édition demande un apport financier que je n'ai pas. Maintenant que je suis fraîchement résident permanent au Canada, je peux demander une subvention à l'équivalent du CNRS canadien. A moins que je ne lance une souscription via Internet !