Jean Séguy (1925-2007) nous a quittés le 9 novembre 2007 à Liancourt, à l’âge de 82 ans.
Il a été inhumé le vendredi 16 novembre 2007 à 12h30 en l'église Sainte Marie des Batignolles (77 place du dr Félix Lobligeois - 75017 Paris).
Mais l’œuvre de ce grand pionnier des sciences sociales des religions, spécialisé sur les non-conformismes religieux, reste bien vivante, et nous enrichira longtemps.
Des 'sectes protestantes' (1956) aux mennonites (1977)
Auteur dès 1956 d’un ouvrage novateur et fouillé sur les «sectes protestantes dans la France contemporaine», Jean Séguy a ouvert un sillage original emprunté ensuite par des centaines de chercheurs en France et en Europe, initiés grâce à lui aux approches sociologiques de Max Weber et Ernst Troeltsch, et confortés dans l’étude des non-conformismes protestants, ferments de transformation sociale et d’attente utopique.
Après un parcours qui l'a conduit de la France à l'Egypte en passant par l'Algérie, Jean Séguy a soutenu sa thèse de doctorat ès lettres et sciences humaines en Sorbonne en 1970.
Cette thèse monumentale a été publiée sept ans plus tard, après quelques péripéties éditoriales.
Elle est encore considérée aujourd'hui comme un ouvrage fondateur dans le domaine de la sociologie des minorités protestantes et des courants non-conformistes et évangéliques. Elle s'intitule Les assemblées anabaptistes-mennonites de France, Paris-La Haye, Mouton, 1977 (904 p).
Acclimateur de Weber et Troeltsch
Auteur depuis d’autres ouvrages marquants, tous de grande qualité, il a contribué décisivement à l'acclimatation de la pensée de Max Weber (Conflits et utopie, parcours wébériens en douze essais, Paris, Cerf, 1999) et d'Ernst Troeltsch en France (Christianisme et Société : Introduction a La Sociologie De Ernst Troeltsch, Paris, Cerf, 1980).
Membre du Groupe de Sociologie des Religions (l'ancêtre du GSRL) de 1960 à 1993, chargé de conférence à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) entre 1966 et 1990, ce chercheur au CNRS s'est également illustré comme directeur et rédacteur en chef des Archives de Sciences Sociales des Religions (ASSR) de 1981 à 1988, revue qu'il a servie de bien des manières entre les années 1950 et le seuil du XXIe siècle, notamment au travers de la rédaction de plus de 200 notices de lecture dans son cher «BB» (Bulletin Bibliographique), cadeau immense à la communauté des chercheurs.
Un chercheur discret qui a fait école
Discret, rétif aux honneurs, d’une ombrageuse indépendance, rempli d’un humour presqu’enfantin, cet esprit pénétrant, scrupuleux et subtil a marqué deux générations de chercheurs et posé les fondements qui guident encore aujourd’hui l’histoire et la sociologie des non-conformismes religieux, particulièrement dans l’aire protestante.
Deux spécialistes du protestantisme du calibre de Jean Baubérot et Jean-Paul Willaime lui doivent beaucoup, et ont transmis cet héritage à leurs élèves.
Comme le résume très bien Roberto Cipriani, Jean Séguy était à la fois marqué par «une grande connaissance des classiques de la sociologie de la religion», et «pionnier dans le domaine des études sur les mouvements et les groupes religieux mineurs»: «Il s’agit d’un chercheur qui fait école», sur la base d’une «importante ouverture interdisciplinaire et interconfessionnelle» (1).
Pour cibler plus précisément sur le terrain que j'étudie, j'ajouterai qu'on lui doit, en compagnie de l'historien Emile-Guillaume Léonard, ci-contre (pour qui il travailla à la réalisation de fiches) d'avoir posé les bases documentaires, méthodologiques, historiographiques, de la socio-histoire du protestantisme évangélique telle qu'avec d'autres, je la pratique aujourd'hui au CNRS.
Outre leur éclairage remarquable sur les terrains protestants, les travaux de Jean Séguy ont également enrichi l’intelligence du catholicisme, de l’œcuménisme, des manifestations prophétiques et messianiques, et apporté de nombreux aliments théoriques qui ont permis d’approfondir la compréhension du fait religieux.
Je donnerai deux exemples: la notion d’Eglise libre (empruntée à Ernst Troeltsch), et la notion d’utopie (empruntée en partie à Karl Mannheim).
La notion d’Eglise libre
Peu satisfait par le simplisme de la dicchotomie Eglise-secte, typique d’un pays de culture catholique où ce qui «n’est pas catholique» a longtemps été suspecté d’être une secte, on doit à Jean Séguy d’avoir mis à l’honneur un modèle intermédiaire, “jeu de coalescence des traits des deux types”, l’Eglise libre (proche de ce qu’on appelle, en contexte nord-américain, une ‘dénomination’).
Ce modèle de l’Église libre est ainsi défini par Jean Séguy, qui s’appuie sur Ernst Troeltsch:
[...] l’Église libre entre bien dans le type-Église; mais de façon caractéristique elle représente une forme d’Église en coquetterie avec la secte, dans la mesure où elle n’a pas pu conquérir l’État. (2) Bien qu’elle ne renonce pas pour autant à inspirer la culture, elle est cependant moins portée que le type pur de l’Église à justifier les couches dirigeantes et leur éthique. Inversement, elle insiste plus sur le sérieux de l’engagement religieux, sur l’ascèse, etc., que ce n’est le cas en général dans le type-Église. (3)
En clair, l’Eglise libre partage avec le type sociologique de la secte un accent «sur le sérieux de l’engagement religieux» de tous ses membres.
Mais elle partage avec le type sociologique de l’Eglise l’ambition généraliste d’inspirer la culture globale. Cette notion d’Eglise libre, très utile pour analyser les univers protestants, a notamment nourri mon propre travail de thèse (2001), ainsi que mon analyse socio-historique du protestantisme évangélique en France publiée en 2005 (où le nom de Jean Séguy est mentionné dans 24 pages différentes).
La notion d’utopie
L’utopie constitue une autre notion capitale dont Jean Séguy a brillamment développé les contours et les implications. Il a commencé à le faire dès son cours donné en 1973-74 à l’EPHE, puis l’a développé dans une série d’articles scientifiques, dont la plupart ont été repris dans un recueil publié aux éditions du Cerf en 1999.
Qu’est-ce que l’utopie, et en quoi peut-elle éclairer la compréhension des religions?
Jean Séguy a désigné par utopie un système de pensée qui conteste le présent au nom d’un passé idéalisé, en vue de transformer radicalement la société existante. Comme l’a résumé Michaël Löwy, c’est «un construit idéal qui en appelle au passé contre le présent en vue d’un avenir autre» (4).
A partir de là, l’utopie peut se décliner de différentes manières, nostalgique ou progressiste, violente ou pacifique, uniquement imaginaire ou concrètement pratiquée.
Mais dans tous les cas, elle est un remède contre la résignation, un moteur de transformation, à la source, par exemple, de l’élan millénariste et messianique qui a porté bien des églises et sectes protestantes au fil des siècles.
Danièle Hervieu-Léger, une des élèves de Jean Séguy, est de celles qui s’est brillamment appuyée sur cette notion pour développer ses analyses, notamment dans Vers un nouveau christianisme ou La religion pour mémoire.
Pour ma part, j’ai découvert l’intérêt de cette notion chez Séguy plus tardivement, à partir de 2001-2002. Je m’en suis largement servi depuis comme outil d'analyse, en particulier dans ma réflexion sur le néomessianisme des Etats-Unis, publiée au Seuil en 2004 (où Jean Séguy apparaît dans six pages différentes).
Il n'y a pas lieu ici de détailler plus avant ces apports théoriques et cet héritage scientifique. Ce sera fait dans le contexte acacémique qui convient, en particulier au sein des Archives de Sciences Sociales des Religions (ASSR), revue cinquantenaire qu'il aimait tant.
Bien des chercheurs l'ont beaucoup mieux connu que moi, ne serait-ce que pour des raisons d'âge (je suis né en 1968, Jean Séguy en 1925), et lui apporteront à n'en pas douter l'hommage scientifique qu'il mérite, en évitant à la fois l'hagiographie et la nostalgie (il aurait détesté cela).
Croisements et rencontres
Je me contenterai de terminer, ici, sur une note personnelle, en évoquant les croisements et rencontres improbables qui m’ont lié à cet homme qui aurait pu être mon (jeune) grand-père. Depuis ma première rencontre avec lui en 1996, alors que l’effectuais ma thèse sur les baptistes, nous nous étions revus à plusieurs reprises.
Dans un cadre académique, je me rappelle entre autres de sa participation au jury du diplôme EPHE de Michel Paret sur le travail social mennonite (1997), ou de son intervention la même année au colloque de la Faculté Libre de Théologie Evangélique de Vaux-sur-Seine consacrés aux spiritualités (1997), où il avait à chaque fois fait preuve d’une vivacité et d’une rigueur unanimement appréciées.
Lorsqu’à quelques-uns nous avions créé un petit Cercle d’Etude sur le Protestantisme Evangélique (CEPE), Jean Séguy nous avait aussi fait l’amitié non seulement d’adhérer, mais aussi de venir à deux reprises à nos réunions de septembre, à l’IRESCO: pour la réunion inaugurale du 21 septembre 2001, et deux ans plus tard (2003), avant la mise en sommeil de cette structure (qu’il serait bon de réveiller d’ailleurs).
Il était alors intervenu avec beaucoup d’à-propos et une curiosité intellectuelle intacte, dont nous avions vu une dernière manifestation lors de sa participation, en mai dernier (2007), à une journée d’étude sur l’adventisme organisée au GSRL.
Dans un cadre plus privé, j’ai également bénéficié, comme tant d’autres, de sa proverbiale hospitalité dans son paisible appartement, rue Nollet, où je conserve le souvenir d’une poignée de rencontres denses, amicales, terminées à deux reprises par un don d’ouvrages de sa part : Jean Séguy était généreux, et appréciait de transmettre, en ce qu’il estimait être de bonnes mains, les ouvrages spécialisés surnuméraires qui, disait-il par pudeur, «l’encombraient».
Robuste méfiance aux modes du temps
Il avait une curiosité étonnante, des points aveugles aussi, un regret lancinant (celui de n’avoir pu devenir jésuite), et une liberté intellectuelle infatiguable, mâtinée d’un très profond respect pour l’autonomie (et la consistance propre) du fait religieux.
Ce respect voué à l’approche religieuse, il l’a toujours doublée d’une robuste méfiance aux modes du temps.
A sa manière, il était un vrai non-conformiste, volontiers allergique au sens du vent, notamment à la tentation, très ‘années 1970’, du «tout politique».
A ma grande surprise, il m’avait soufflé une fois, en me raccompagnant au seuil de sa porte: «vous savez, pour moi, l’Etat, la politique, c’est le diable». Humour bien-sûr, mais pas seulement…
Je crois qu’une des choses qui le fascinait justement, chez les non-conformismes protestants dont il s’était pris de passion, c’est leur prise au sérieux de la dynamique religieuse en tant que telle (pour le pire et le meilleur), comme ascèse et dépassement du temps présent et de ses modes au nom d’une tension utopique entre le ‘déjà-là’ et le ‘pas encore’ promis par Dieu.
Nous partagions aussi, au-delà d’un champ d’étude très proche (thèse sur les anabaptistes dans son cas, thèse sur les baptistes dans mon cas), une même expérience égyptienne: Jean Séguy comme moi-même nous sommes en effet immergés durant deux ans au Caire, en tant qu'enseignants, dans la même communauté jésuite (Collège de la Sainte Famille).
Je me souviens de l'étonnement et du ravissement de Jean Séguy lorsqu’il découvrit ce point de rencontre, croisant maints souvenirs communs (à 40 ans de distance), que ce soit les monastères du Wadi Natrun, les pistes de l’oasis du Fayoum ou la fréquentation du père Martin, merveilleux érudit en charge de la bibliothèque du collège de la Sainte Famille, que nous avions tous deux connu !
En repensant aujourd’hui à l’intervention de Jean Séguy en mai dernier, photographié à cette occasion au côté de quelques collègues du GSRL, il me vient à l’esprit qu’il se sera sans doute agi de sa dernière prestation publique.
Il avait alors conclu en rappelant un propos qu’il avait tenu à la fin d’un cours consacré aux non-conformismes religieux ascétiques, suite à une question d’un élève.
Ce propos rend bien compte de son ouverture intellectuelle habituelle, rétive aux étiquettes faciles: "si ces sectaires essaient de vivre ce qu'ils considèrent être l'enseignement évangélique, ce n'est déjà pas si mal".
(1) Roberto Cipriani, Manuel de sociologie de la religion, Paris, L’Harmattan, 2005, p.300.
(2) On pourrait ajouter ici une nuance au texte de Séguy : elle “n’a pas pu”, ou n’a pas voulu conquérir l’État. Les baptistes, par exemple, n’ont jamais eu la visée de conquérir l’État, au contraire d’autres Églises congrégationalistes puritaines.
(3) Jean Séguy, Christianisme et société, introduction à la sociologie de Ernst Troeltsch, Paris, Cerf, 1980, p.120.
(4) Michaël Löwy, note de lecture sur Conflit et Utopie, parue dans le n°118 (2002) des Archives de Sciences Sociales des Religions.
Commentaires
Merci de ces notes. Prêtre à Ste marie des Batignolles durant 3 ans, j'ai également partagé avec lui de nombreuses cérémonies du thé. Prof de philo qu'il a aidé dans sa thèse, j''ai bénéficié de ses éclairages. Je le retrouve impeccablement dans vos lignes.