Les experts en publicité et en "brand-loyalty" (fidélité à la marque) le savent bien: TROPICANA est aujourd'hui un des produits les mieux identifiés au monde dans le domaine du jus de fruit...
Un label qu'on rencontre facilement sur la route des vacances, ce qui fut mon cas cet été, en chemin vers le Sud-Ouest (cliquer ci-contre pour agrandir).
Aussi n'est-il pas vain de vouloir en savoir plus sur cette icône de notre société de consommation... découvrant, au fil des épisodes (après l'opus 1 et l'opus 2), l'étonnante aventure évangélique qui se cache derrière la célèbre marque.
Enchaînant après notre second épisode, il est grand temps d'insister sur le fait que dans la saga TROPICANA, le terrain des convictions religieuses n'est pas du tout anodin.
Ni d'un point de vue commercial et entreprenarial, ni du point de vu de la stricte compréhension sociale et historique. Or, la success story de Tropicana qui fait la gloire de Tony Rossi, "leader d'industrie" [1], est souvent présentée indépendamment de l'arrière-plan religieux. Cas hélas classique (que j'ai retrouvé à maintes reprises) de cloisonnement excessif entre les terrains et les disciplines!
Pourtant, Anthony Rossi a toujours mis en avant l'importance de ses convictions religieuses de type chrétiennes évangéliques, et a mené de front entreprenariat capitaliste et entreprenariat prosélyte.
D'après Dan Denton, il est directement à l'origine de la conversion de tous les membres de sa famille sicilienne, d'origine catholique, à la foi évangélique.
Chaque année, il a organisé un voyage en Sicile, non pas comme un "pélerinage", comme l'indique la version française de Wikipedia en août 2011, mais comme une entreprise missionnaire, avec prédication en plein air, distribution de tracts et organisation de réunions d'évangélisation!
Le protestantisme évangélique sicilien, et, au-delà, celui de toute l'Italie, doit aujourd'hui une part de sa vitalité très relative (1% de la population transalpine serait aujourd'hui évangélique) à l'influence exercée par Anthony Rossi.
Des profits pour la mission évangélique
Cette influence missionnaire d'Anthony Rossi, fondateur de Tropicana, a été précocement renforcée par un événement familial: en 1959, Anthony Rossi a en effet épousé... une missionnaire évangélique, après le décès de sa première épouse.
C'est au côté de son épouse Sanna Barlow Rossi (ci-contre, décédée en 2007) qu'il a ensuite développé un entreprenariat missionnaire considérable, porté par deux structures, la Bible Alliance et la Aurora Foundation de Bradenton, à l'origine de multiples établissements missionnaires et d'une grande école de formation évangélique en Italie, dans la province de Catane, la Italian Theological Academy, toujours très active en 2011.
Lorsque Tropicana est entrée en bourse (New York Stock Exchange), le premier geste d'Anthony Rossi a été de transférer l'essentiel de ses parts à ces deux organisations évangéliques, toujours actives aujourd'hui sous des formes renouvelées (la Bible Alliance a pris le nom de Aurora Mission).
"Génie financier" et "Philanthrope chrétien"
(Jeanne Pugh, "Financial Wizard turns his expertise to Christian Philanthropy", St Petersburg Times, 25 juin 1983)
Anthony Rossi ne s'est pas contenté de fonder ces deux structures missionnaires. Il a par ailleurs très puissamment soutenu de très nombreuses oeuvres évangéliques américaines, comme Columbia Bible College (CBC, devenu depuis Columbia International University), grand vivier de futurs pasteurs et missionnaires, basé en Caroline du Sud.
C'est dans cette institution que s'était formée sa seconde épouse, Sanna. Sur ses instructions, chaque matin, des camions Tropicana viennent depuis des années livrer, gratuitement, des tonnes de jus de fruit frais aux étudiants évangéliques en formation pour le "service du Seigneur" (dixit la phraséologie en vigueur sur le campus).
"Try God"
Un vaste bâtiment destiné à loger les étudiants futurs missionnaires a par ailleurs été financé sur ce campus universitaire évangélique par le généreux donateur born again. Il porte toujours, en 2011, le nom de Rossi Student Center.
Diacre (deacon) de son Église baptiste, Rossi affiche volontiers ses convictions jusqu'à son épingle de cravate, qui indique, bien visible, le slogan suivant: "Try God" ("Essayez Dieu").
Après sa retraite, il a fondé en 1979... le Bradenton Missionary Village, une vaste propriété accueillant gratuitement dans de confortables meublés les missionnaires évangéliques atteints par la limite d'âge.
Au début des années 1980, il passe pour un des géants de la "philanthropie chrétienne" [2], au travers d'un système d'aide à large spectre: missions, écoles, étudiants (système de bourse. Sa fondation Aurore, à la base de cet effort de soutien évangélique, était considérée en 1983 comme la mieux dotée de Floride, avec une force financière évaluée à 78 millions de dollars. Jusqu'à sa mort, "Mr Tropicana" a investi chaque année des centaines de milliers de dollars dans l'évangélisation et la mission.
Le contexte d'un évangélisme de retour aux affaires... publiques
Ce prosélytisme sans complexe et ce soutien tous azimuts aux oeuvres évangéliques s'inscrit dans le contexte, plus large, de la remontée au firmament des évangéliques états-uniens depuis les années 1960, un temps marginalisés dans leur propre pays.
Les années 1960 et 1970 les voient donner le ton de la "religion civile" à la Maison Blanche", comme l'avait entre autres justement noté Jacques Gutwirth dans un excellent livre, sur la base d'un rapprochement croissant entre évangéliques, socialement conservateurs, et Républicains.
Anthony Rossi, quoiqu'inscrit comme démocrate (comme beaucoup de sudistes) participe à ce mouvement. Comme l'observe Jim Curtis, "dans l'esprit de Tony Rossi, l'amour pour le pays et l'amour pour Dieu vont ensemble" [3].
"Chrétien et entrepreneur", comme le titre la biographie que lui a consacré son épouse (ci-contre), Anthony Rossi est aussi un citoyen qui n'hésite ainsi pas à donner 100.00 dollars pour la réélection de Richard Nixon en 1972.
Commentaire de Rossi, cité par Curtis : "Je suis venu d'Italie dans ce pays à l'âge de 21 ans. Durant des années, je n'ai pas eu les moyens de donner de l'argent à un candidat. Maintenant que je suis en position de faire quelque chose, je souhaite encourager le système de la libre entreprise à continuer à fonctionner aux Etats-Unis"...
[1] Cf. le titre de sa notice nécrologique, publiée dans le New York Times: "Anthony Rossi, 92, Tropicana Founder and Industry Leader", New York Times, 27 janvier 1993.
[2] Il est notamment listé parmi les "Américains vivants les plus généreux" (Dan Rotenberg, "The Most Generous Living Americans") dans l'édition de décembre 1983 de Town and Country, citée dans Sanna Barlow Rossi, Anthony T. Rossi, Christian and Entrepreneur: The Story of the Founder of Tropicana, Downers Grove, Ill. InterVarsity Press, 1986, p.1. (introduction).
[3] Jim Curtis, "Tropicana's Rossi Honored in Emotional Gathering", Saratosa Herald Tribune, jeudi 6 septembre 1979.
Commentaires
Et moi le prosélytisme sans complexe ça me consterne (parler de "conversion" quand on passe de catholique à évangélique, heuark ! réserver la charité aux seuls évangéliques, heuark ! "Essayer Dieu" heuark ! heuark ! heuark ! )
Mais j'imagine que d'un point de vue étude scientifique de moeurs ça doit être intéressant.
Merci pour cet écho cher ista.
Juste une précision sur la conversion: en fait, pour les évangéliques, on ne se "convertit" pas nécessairement quand on passe de catholique à évangélique. On se "convertit" quand on "donne son coeur à Jésus" (mantra évangélique) et qu'on réoriente sa vie sur de nouvelles bases.
Il se trouve que pour Rossi, cette "conversion" est passée par le passage chez les évangéliques. Mais même quelqu'un qui grandit dans un milieu évangélique doit se "convertir", car on s'inscrit ici dans un christianisme de conversion (l'identité chrétienne n'est donnée et reconnue que s'il y a conversion personnelle).
Les étiquettes confessionnelles sont secondaires. Ce qui importe avant tout pour ces protestants, c'est d'être "né de nouveau", c'est-à-dire, de leur point de vue, pécheur repentant et pardonné qui place sa foi en Jésus-Christ. Ce qui correspond précisément à l'expérience affichée par Rossi.
Oui, c'est vrai que j'exagère un peu, mais, pour aller plus dans le fond, je n'aime pas beaucoup la "conversion" au sens évangélique. Mais j'admets que j'aurais pu être un peu plus mesuré dans ma réponse. Je connais bien le sens évangélique :-)
Et puis convenez aussi qu'il est difficile de parler de conversion quand on parle de catholique et d''évangélique, puisque le mot n'a pas le même sens dans ces confessions.
Pour faire court, de mon opinion, on ne donne pas son coeur à Jésus, je ne vois pas quel sens cela peut avoir.
C'est un peu comme de jurer : Jésus dit de ne pas jurer puisque on ne peut pas engager dieu, et que jurer par soi même est ridicule. Ou c'est aussi comme la terre promise, dont Israël à la jouissance, mais pas la propriété.
Chez les catholiques il existe un truc qui ressemble un peu à la conversion évangélique, c'est le voeu. Le processus est différent, mais là aussi la personne est censée donner, ou sacrifier, ou consacrer une partie ou tout d'elle même à Dieu. Mais je n'aime pas beaucoup non plus cette notion. (décidément... )
Bref, tout cela n'est qu'opinion personnelle :-) Que vive les catholiques et les évangéliques.