Il ne se passe pas de semaine sans que se pose la question géopolitique du contact entre islam et christanisme, notamment via l'enjeu des conversions.
Parce qu'il est prosélyte et très présent sur le terrain, le protestantisme évangélique est souvent au centre des regards. Aussi est-il d'autant plus précieux de disposer d'un regard objectivant et fouillé, que les sciences sociales ont vocation à offrir.
Réjouissons-nous: grâce à la thèse de doctorat de Fatiha Kaoues, on dispose désormais d'un excellent travail académique pour éclairer ces questions.
C'est le vendredi 1er février 2013 que Fatiha Kaoues a brillamment soutenu sa thèse, intitulée «L’activité missionnaire évangélique au Moyen-Orient, Liban-Egypte (et évolution des relations islamo-chrétiennes)» (724 p). Ce travail de sciences sociales a été réalisé Sous la direction de Jean-Paul Willaime (EPHE) et de Farhad Khorsrokhavar (EPHESS).
Documentée et problématisée avec grand soin et rigueur critique, évitant les jugements de valeur, cette thèse de doctorat constitue une puissante synthèse, originale, neuve, bien charpentée et problématisée, sur un sujet périlleux et pourtant très bien maîtrisé.
Cette recherche de terrain, dont on espère une publication rapide (sous la forme de plusieurs ouvrages?), apporte une lumière vive et originale sur le développement du protestantisme évangélique au Moyen-Orient au travers des terrains égyptien et libanais. Au fil de la lecture, on est frappé par la précision et la finesse des observations anthropologiques de proximité, en particulier, naturellement, dans la 2e partie (activité évangélique dans le monde musulman contemporain) et plus encore la 3e partie (réception du phénomène évangélique et reconstructions identitaires).
Islamophobie évangélique et supercherie Caner
Entre autres grandes réussites, la description sociohistorique de la sédimentation protestante en Egypte et au Liban apparaît sans équivalent en langue française (ce qui justifie son ampleur).
Une excellente analyse de l'islamophobie évangélique américaine est aussi proposée, qui mérite à elle seule le détour. L'affaire Caner, notamment, p.241, est utilement mise en perspective.
Rappelons que Ergun Michael Caner (né en 1966) a rencontré un très vif succès aux Etats-Unis, en particulier dans les publics évangéliques, en capitalisant sur un récit sensationnaliste intitulé Unveiling Islam, vendu à plus de 200.000 exemplaires. Jackpot!
Il y raconte être né en Turquie, être le fils d'un muezzin radical, avoir grandi dans la haine de l'Occident, et s'être converti à Jésus après avoir professé le Jihad. Problème: cette histoire saisissante s'est révélée montée de toute pièce, ce que beaucoup d'évangéliques ignorent toujours en 2013...
Caner (ci-contre) a menti sur toute sa trajectoire biographique, et abusé de la crédulité de ses auditeurs et lecteurs. Pas étonnant qu'il soit qualifié par certains aujourd'hui de "Lance Armstrong du christianisme évangélique".... (lien). Caner a trouvé dans les milieux évangéliques des oreilles peu soucieuses de vérifier les faits, et promptes à lui donner une caisse de résonnance.
La vérité ? Caner, né.... à Stockholm (et non en Turquie) n'a jamais grandi dans un milieu jihadiste, il ne connaît quasiment rien à l'islam ou à la langue arabe, et a trompé son monde, conduisant Liberty University (grande institution fondamentaliste aux Etats-Unis) à lui retirer finalement son poste de doyen.
Evoquant cette affaire autour d'Ergun Caner et son frère Emir, Fatiha Kaoues commente :
"En alimentant les fantasmes par des analyses sans nuance et des faits volontairement dramatisés, ces individus ont contribué à attiser les peurs après le 11 septembre. Ce faisant, ils ont oeuvré, selon leurs détracteurs, à fragiliser la paix sociale et générer chez les musulmans un douloureux sentiment d'indignité" (p.243).
On ne saurait mieux dire! Cet exemple illustre une tendance à l'islamophobie qui n'est pas unanimement partagée dans les milieux évangéliques, loin s'en faut (Fatiha Kaoues le rappelle), mais qui marque incontestablement une partie de cette nébuleuse. Elle se trouve en partie nourrie par les complexités du dispensationalisme américain (lecture de la fin des temps), avec ses conséquences en matière d'interprétation du défi musulman.
Convertis venus de l'islam rejetés par les chrétiens en Egypte
Les contours et motifs de la conversion évangélique sont par ailleurs bien posés, sans réductionnisme. Les causes de conversion sont multiples, obéissant à des rationalisations et des stratégies individuelles diverses, y compris sur le mode d'un désir de "desserrement du contrôle social", en particulier pour les femmes (p.556).
On apprend beaucoup aussi sur les enjeux de la conversion en matière de "marché matrimonial", on découvre des monographies très éclairantes sur les milieux cultuels observés (Kasr el Dobara, megachurch évangélique du Caire -ci-contre-, St Samaan, église troglodyte singulière, diverses églises évangéliques, pentecôtistes, charismatiques et néocharismatiques au Liban).
Que de perles et pépites dans ce travail dense et maîtrisé! En vrac, on peut citer une typologie des convertis très bien emmenée (p.38-39), ainsi que la modélisation des parcours du converti (p.644-45), les itinéraires de converti(e)s comme ceux de Selma, Lilia, Nur. L'auteure ne fait nullement l'impasse sur les restrictions bien réelles à la liberté de conversion, notamment en Egypte, moins liées à la loi (qui permet la conversion) qu'à la pression sociale et religieuse (très sévère sur les cas de conversion).
Au fil de la lecture, on n'est pas à l'abri de paradoxes et surprises comme par exemple, la posture singulière au Liban d'un Walid Bitar évangélique qui soutient le Hezbollah (p.322), ou le caractère impardonnable du passé musulman dans la quête matrimoniale de Nouriana (p.577).
Ce dernier dossier apparaît, à bien des égards, comme largement pionnier: la littérature académique n'avait quasiment pas, jusqu'à présent, soulevé cette question de la tendance au rejet, en milieu chrétien égyptien, des converti(e)s venus de l'islam. L'histoire de Nouriana, ancienne musulmane devenue chrétienne, est très finement restituée et décryptée. Tombée amoureuse d'un chrétien, elle se voit rejetée, la relation lui est interdite. Son fiancé cède finalement à la pression familiale, bien que très triste de devoir rompre. Commentaire de Fatiha Kaoues:
"Le fait qu'il ait cédé en dit long sur le poids de la pression familiale qui peut s'exercer autant sur les filles que sur les garçons. A propos de la famille de son ancien petit ami, la jeune femme, amère et triste, nous dit son sentiment que son appartenance passée à l'islam est indépassable aux yeux des chrétiens. "Ils ne me pardonnent pas d'avoir été musulmane", dit-elle crûment. Nous avons recueilli de nombreux témoignages de cette sorte en Egypte, beaucoup moins au Liban" (p.577)
Evangélisme : dépolitisation et psychologisation
On ne peut détailler ici l'ampleur des données empiriques collectées au prix d'une longue enquête de terrain. Certains aspects sont consultables sur internet (étude sur le Liban publiée dans les Carnets de l'IFPO). On se bornera à souligner à quelle point Fatiha Kaoues a su entrer dans une compréhension nuancée des logiques sociales évangéliques, proposant de multiples pistes de réflexion pour les spécialistes de ces terrains.
Un seul exemple (parmi des dizaines possibles), la manière dont les évangéliques s'inscrivent, la plupart du temps, dans une approche infrapolitique, individualisante, des enjeux collectifs. Sur la base de son observation de terrain, Fatiha Kaoues développe l'hypothèse d'une affinité partielle avec l'univers de la téléréalité.
Pourquoi pas? Le questionnement est stimulant. Extrait:
"Dans les programmes de téléréalité, la "mise en scène médiatique des problèmes sociaux a une dimension fortement psychologisante et donc recourt à la dépolitisation, parce qu'elle ne s'attarde guère sur les conditions objectives des situations traitées (inégalités sociales, discriminations, chômage, dénuement). La conflictualité est ainsi pathologisée : ce sont des psychologues et des éducateurs et non des sociologues ou des politologues qui sont appelés à décrypter les problèmes traités, et qui déploient leur diagnostic sur un plan commuicatif et pédagogique, comme si l'individu n'était pas l'objet de fortes contraintes sociales et que la solution de ses problèmes ne tenait qu'à une expertise et en dernière instance, à sa volonté propre.
Il existe bien une dimension de cette sorte dans le traitement émotionnel des Églises évangéliques qui mettent en exergue la parole thérapeutique. Mais la différence essentielle est que les Églises évangéliques soutiennent leurs membres sur le long terme et qu'elles disposent souvent d'une palette de services qui peuvent apporter une solution concrète à un problème donné". (p.658-59).
On retrouve ici une caractéristique du mode d'analyse de l'auteure, combinant aptitude théorique et critique avec souci de ne pas enfermer l'empirie dans un cadre unique: la tentation, ici, de réduire l'approche thérapeutique et sociale de l'évangélisme à l'angle psychologisant des programmes de téléréalité est ainsi relativisée par la prise en compte du soutien empirique concret, et à long terme, qu'apportent effectivement aussi les communautés évangéliques du Proche-Orient. Au-delà de la mise en scène individualisante, des logiques sociales intégratives sont également à l'oeuvre, constituant une des clefs du (relatif) attrait des Eglises évangéliques en Egypte et au Liban. Fatiha Kaoues ne cède jamais à la tentation de réduire la complexité empirique à une formule, un prêt à penser.
En attendant publications et prolongements
Par son apport qualitatif, sa rigueur méthodologique, son amplitude synthétique et sa fonction de tremplin vers de nouvelles recherches, la thèse de Fatiha Kaoues est une très belle réussite. Puisse cette contribution majeure à la compréhension des logiques de compétition géopolitique entre islam et évangélisme trouver un large écho!
Quant à Fatiha Kaoues (GSRL), par ailleurs co-directrice en 2012 d'un bel ouvrage collectif publié aux éditions du CNRS (ci-contre), on souhaite à cette chercheuse confirmée (et remarquable oratrice) de trouver bien vite la position académique qui lui permettra de prolonger pour de longues années le sillage intellectuel si bien engagé.
Commentaires
Un immense merci de nous faire connaître de la sorte les richesses intellectuelles et sociales que les médias oublient de relayer...
Espérons que la publication prochaine, que vous appelez de vos voeux, se fera sur un mode accessible au plus grand nombre. Il me semble que les milieux évangéliques fondamentalistes français sont fortement influencés par la sous-culture islamophobe américaine. De tels ouvrages pourraient permettre aux pasteurs et anciens de prendre conscience des véritables enjeux et compenser à leur mesure l'impact d'une littérature peu contrôlée.
Si cette thèse est publiée je serais moi aussi vivement intéressé pour la lire, tenez-nous au courant !
J'en profite également, puisque cet article entre dans le thème des relations évangéliques-musulmans, pour porter à votre connaissance cette initiative du Réseau Evangélique Suisse, avec la collaboration de plusieurs évangéliques français : http://www.iqri.org
M'est avis que S. Fath a fait partie du jury qui a évalué et loué la pertinence du travail de recherche effectué. La forme et le fond de ce papier rappelle étrangement le protocole d'évaluation des travaux universitaires de ce genre.
Que Fatiha Kaoues ait fait un excellent travail de recherche ne devrait poser aucun problème. En revanche, j'aimerais savoir si dans le jury, il s'est trouvé un rapporteur, ou même le président du jury pour poser à la candidate, ne serait qu'au titre d'un questionnement épistémologique, la question catégorielle du christianisme comme religion. Puisque la thèse porte sur les conversions Islam/évangélisme. D'une religion à une autre.
En termes simples, puisqu'il existe, au Proche-Orient, en EurAmérique, et ailleurs, des chrétiens qui ne se considèrent pas comme appartenant à une "religion", il y aurait peut-être matière à lever ou relever une exception d'indexation sociologique qui met cette population singulière-là en marge du commun regard des sciences humaines.
Certes, les chrétiens qui se définissent comme appartenant à une religion: le christianisme, représentent une écrasante majorité. Ils sont à ce titre, observables, étudiables, computables, sériables, discernables. Ce qui n'est guère le cas des adeptes de Yeshua qui quêtent la vie chrétienne profonde et n'ont que faire des angles brutaux des cases sociologiques. Ceci n'est pas une critique.
Relever cette exception (pouvant facilement être reléguée dans les avatars de la perception de soi) crée un "vide sanitaire" dans le sous-bassement catégoriel des comparatismes sociologiques; et cela ne va pas sans un réétalonnage des outils communément utilisés par les sciences dites de l'Homme. Bien entendu, le problème n'existe pas avec l'Islam qui est, vu de l'extérieur et vu de l'intérieur, une "religion", ce qu'il y a de plus religieux.
Ceci était une longue question à Sébastien Fath.
Je suis d'accord avec Régis : certains évangéliques français sont également islamophobes ( mais je ne sais pas si c'est un résultat d'une "sous-culture américaine" ...
Merci à Sébastien Fath pour cet article très intéressant ...
Merci pour tout cela. Je faisais parti des fans de Caner, j'avais lu son livre. Je le croyais.
Un peu "islamophobe" on va dire!
Là, j'atterris.
Finalement, c'est pas mal, les "sciences sociales".
En tout cas pour vérifier les choses