Trois générations d'historiens du christianisme, dont la mienne, doivent une fière chandelle à Jean Delumeau, qui a tiré sa révérence cette semaine à l'aube d'une nouvelle décennie.
Historien des mentalités religieuses et du christianisme entre Renaissance et époque moderne, doté d'une immense culture, d'un sens hors pair du temps et d'une fibre anthropologique prononcée, jamais pédant, toujours bienveillant, il nous a laissé une oeuvre immense, scandée par des honneurs ô combien mérités (académicien en 1989).
Historien de la peur et du pardon, du paradis et de l'enfer, particulièrement attentif aux imaginaires millénaristes et aux utopies prophétiques, il aimait placer ses lunettes d'observation du côté des fidèles, dans leur empirie, leurs turpitudes, leurs pratiques et leurs espoirs, plutôt que du côté des institutions et des textes normatifs (dont il n'ignorait cependant pas l'importance).
C'est sous cet angle que les diverses manifestations des protestantismes, particulièrement sous leur forme prophétique ou anabaptiste, suscitaient sa vive curiosité intellectuelle, quand bien même il ne se prétendait pas du tout spécialiste de la Réforme. Parmi ses nombreux livres, je retiendrai particulièrement un essai roboratif, souvent peu cité car intellectuellement subversif, intitulé Le christianisme va-t-il mourir (1977).
Il s'y montre notamment très critique vis-à-vis de la notion de "chrétienté" (fantasme récurrent aujourd'hui de certains militants identitaires), affirmant notamment:
"Comme “corps constitué, la chrétienté s’est constamment démentie elle-même, quelles qu’aient été la foi, la piété et la charité de nombreuses personnes prises en particulier. (...) Elle n’a jamais été vécue-et elle ne pouvait pas l’être- dans une unanimité de convictions et surtout de comportements. De ce point de vue, qui est celui qui nous importe le plus au XXe siècle, elle a été un projet; un rêve qu’on a pris pour une réalité" (p.41)
Et aussi :
“Parce que le christianisme a été au pouvoir” tout au long du Moyen-Âge “et s’est confondu avec l’État, il est devenu totalitaire et a persécuté tous ceux qui s’écartaient de la doctrine officielle. Pendant de longs siècles, on estima, au plus haut niveau, qu’en terre de chrétienté, quiconque n’adhérait pas à la Vérité n’avait pas le droit de vivre." (p.55)
Mais il concluait, non sans un optimisme chrétien qu'il revendiquait:
Le “Dieu des chrétiens était autrefois beaucoup moins vivant qu’on ne l’a cru et (..) il est aujourd’hui beaucoup moins mort qu’on ne le dit.” (p.149)