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Embrasement du MALI: vers la fin de la tolérance religieuse?

images-1.jpegPour désamorcer l'accusation, excessive, selon laquelle les pays à majorité musulmane ne respecteraient pas pleinement la liberté religieuse et le droit de conversion, il m'est arrivé, au moins à deux reprises, dans ce blog, de donner pour exemple le MALI, étudié par ma collègue au GSRL, l'anthropologue Danielle Jonkers.

Le MALI est en effet longtemps resté paisible sur le plan religieux, la majorité musulmane se montrant très tolérante avec les minorités chrétiennes. Faut-il désormais en parler au passé?

Restons prudent. Je ne doute pas que l'écrasante majorité des musulmans du Mali demeurent, à l'égard des chrétiens, bienveillants et tolérants. Cependant, les récents développements politiques et militaires, suite au coup d'Etat raté qui a permis l'avancée en profondeur des troupes djihadistes du Nord vers le Sud (en lien avec les rebelles touaregs), suscitent l'inquiétude, en tout cas du point de vue des libertés de la population.

 

6.jpgCharia à Tombouctou, CARITAS attaqué à Gao

Alors que les grands médias parlent d'un début d'implantation autoritaire de la Charia à Tombouctou, l'ombre d'Al Qaeda au Maghreb islamique (qui détient plusieurs Français en otage) s'étend, non seulement sur le Mali, mais aussi dans plusieurs pays voisins (Mauritanie, Niger, Libye...). A Gao, la mission locale de Caritas, grande ONG catholique, aurait été menacée puis mise à sac par les miliciens islamistes d'Ansar Din, obligeant son personnel à fuir et mettre la clef sous la porte.

Du point de vue des sciences sociales des religions, il y a de quoi s'interroger. On l'a déjà rappelé à l'occasion de l'attentat contre Charlie Hebdo: depuis des années, nos meilleurs spécialistes français, parmi les politistes, annoncent "la (quasi) fin de l'islam politique".

 4146W9XGTQL._SL500_AA300_.jpgC'était le cas dès 1992 pour Olivier Roy qui décrivait "l'échec de l'islam politique". En 2000 (un an avant le 11 septembre), Gilles Képel publiait à son tour Djihad, vie et déclin de l'islamisme (Gallimard). Plus récemment, des esprits tout aussi brillants que Jean-Pierre Filiu, qui estime voir dans le djihadisme de Mohamed Merah et ses émules une "nouvelle religion" qui ne peut exister sans internet, ou Samir Amghar (qui pense voir dans le même Merah un "anachronisme djihadiste"), sont sur la même ligne: l'islamisme politique conquérant, voire violent et même terroriste, c'est en déclin.

Je ne conteste pas à ces brillants auteurs, que j'apprécie beaucoup et que j'essaie de lire attentivement, ni leur expertise, ni leur intelligence, qui force le respect. La France s'honore d'avoir de tels chercheurs.

 

Djihadisme offensif: pas un phénomène résiduel

Mais, au-delà des petits tabous corporatistes et des soucis de carrière, c'est le propre d'un sain débat intellectuel que de s'interroger sur l'opportunité de maintenir un paradigme explicatif quand la réalité le dément si régulièrement.

 Car enfin, les djihadistes d'Al Qaeda au Maghreb islamique, qui enflamment le Sahel, ou les Chebabs de Somalie qui s'acharnent sur les quelques chrétiens restés au pays, ne surfent pas sur internet 4H par jour. Je suis sûr que Jean-Pierre Filiu finirait, je pense, par en convenir avec moi!

 images.jpegEt dans un tout autre contexte, Mohamed Merah était un jeune-homme d'aujourd'hui, pas un avatar des "Visiteurs", "anachronisme" (sic) revenu des temps jadis.

Je comprends ô combien le souci d'éviter toute diabolisation et toute caricature. Je m'y emploie moi-même régulièrement, face à des commentaires qui dérapent parfois dans l'islamophobie (que je condamne et dénonce!).

 Je serai le dernier à nier que l'immense majorité des formes sociales de l'islam est parfaitement pacifique, et passionnante à étudier, avec toute l'empathie requise.

Mais je comprends beaucoup moins cette obstination à relativiser un phénomène qui, non content de se maintenir, progresse au contraire de manière si spectaculaire: un islam politique revendicatif, non réductible aux logiques piétistes individuelles, qui entend bien conquérir sa place au soleil, et y parvient dans un nombre croissant de pays du Maghreb/Maschrek/Sahel. Au prix, parfois (souvent?) d'un recul des libertés, des conquêtes laïques (quand il y en avait) et du pluralisme confessionnel.

MaliMNLA.jpg


Vers un nécessaire toilettage des paradigmes explicatifs ?

Pour conclure, j'aimerais inviter ces chers et éminents collègues chercheurs, au talent si précieux, à nous proposer, dans les mois et années qui viennent, des travaux moins préformatés par un paradigme explicatif certes passionnant et souvent pertinent, mais aussi un tantinet discutable.

Une approche plus inductive, c'est-à-dire s'appuyant davantage sur l'épaisseur du réel, ne serait pas une catastrophe académique, quitte à réélaborer ensuite des outils théoriques et analytiques (indispensables), mais à partir d'un terrain ausculté sur la base d'une méthodologie qui limite les filtres.

Quand la théorie et le réel ne s'articulent plus, on ne peut pas changer le réel. Et nier le réel ne tient pas très longtemps. Dans ce cas-là, ce qu'il faut réajuster, c'est la théorie.

Commentaires

  • Vous êtes vraiment très gentil avec des gens qui sont dans le déni de la réalité.
    Il faudrait qu'ils ouvrent enfin leurs yeux. Mais quelqu'un a dit : "il n'y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir". Et un autre a dit : "si un aveugle conduit un autre aveugle, il finiront par tomber tous les deux dans la fosse".

  • J'ai apprécié l'article.

    Cordialement.

  • Merci Patrick, mais non je ne suis pas spécialement "gentil" face à des gens qui seraient "dans le déni". J'essaie juste d'être honnête et, si possible, pertinent (je n'y arrive pas toujours!).

    Et quand je souligne que ces chercheurs sont bons, je le pense. Je ne crois pas qu'ils soient dans le déni.
    Le terme est trop fort. D'autres le sont peut-être, mais pas eux.

    Mais il me semble effectivement que certains outils théoriques sont à réajuster.

    J'ose le suggérer, avec netteté mais en mettant les formes, car je crois beaucoup dans la vertu du vrai débat public, du débat d'idées, dès lors que celui-ci reste nuancé et respectueux.

  • Je suis assez d'accord avec vous sur le fond.

    Peut être, préciser (en tous cas ça m'intéresserait) :
    - quand vous dites "s'interroger sur l'opportunité de maintenir un paradigme explicatif quand la réalité le dément si régulièrement", préciser ce qu'est ce "paradigme explicatif" ; quand on dit "l'islam politique recule", j'imagine que ce n'est pas ça le paradigme, mais juste la conséquence que l'on prévoit grâce à la représentation du monde que l'on se fait.

    - "Une approche plus inductive, c'est-à-dire s'appuyant davantage sur l'épaisseur du réel"... Qu'est-ce que c'est que le "réel" en sociologie ? Dans http://blogdesebastienfath.hautetfort.com/archive/2011/11/23/damien-mottier-relances-prophetiques-et-reglobalisation-du-c.html on vous avait posé une question de ce genre, et vous n'y avez malheureusement pas répondu. (il est vrai que vous étiez fort occupé à l'époque avec votre blog avec l'affaire de Caraix) (et que vous avez sans doute autre chose à faire que de vous occuper de ce blog).


    Cordialement.

  • @ ista

    Vous faites d'excellentes remarques auxquelles je m'associe. « Paradigme » peut être considéré comme un buzzword, c'est-à-dire un mot prestigieux visant à intimider l'interlocuteur. Ainsi, dans Dilbert(1), le mot est employé dans une réunion pour décrire un projet, et on constate que personne n'a la moindre idée de ce que signifie ce mot, en particulier celui qui l'emploie.

    Je suis en train de lire un livre de caroline Reynaud Paligot « la république raciale ». A la première page de l’ouvrage, on lit : « la république raciale, paradigme racial et idéologie républicaine (1860-1930) ». Et là, on a qu’une seule pensée : pourvu que le reste du livre ne soit pas comme cela…

    La grandeur d’un enseignant ou d’un chercheur ne devrait pas tant résider dans son savoir mais aussi à sa faculté de faire bénéficier les autres de ses connaissances. Et l’impression que j’ai, en ce moment, à la lecture de nombreux ouvrages, c’est que de nombreux auteurs écrivent pour…d’autres auteurs spécialisés dans leur discipline. Si moi, je me mettais à écrire sous forme d’équations différentielles stochastiques, je vais m’adresser uniquement à des mathématiciens. Si j’écris que : « le complexe QRS est « fin ». Lorsque l’onde P précède ce QRS avec un PR supérieur à 0,1 s, il s’agit d’une extrasystole auriculaire », moi je comprends mais en est-il de même pour Sébastien Fath ?

    Cordialement.

    (1) http://fr.wikipedia.org/wiki/Dilbert

  • Bonsoir,
    Tout juste rentré d'une grosse journée de travail à Paris (réunion GSRL etc.), je serai bref.
    Un bon ébéniste est content de disposer de beaucoup d'outils, même si le non ébéniste n'en saisit pas toujours l'utilité. C'est pareil dans tous les métiers, y compris en sciences sociales.
    Il ne faut pas avoir peur d'avoir beaucoup d'outils. Mais il faut savoir s'en servir, et s'en expliquer, ce qui n'est pas toujours le cas (là je vous rejoins).
    Le mot paradigme est un bon outil. Il désigne un modèle explicatif général, appuyé sur des concepts. On pourrait aussi dire, autrement, qu'il s'agit d'une explication modélisée du monde.
    Dans le cas qui nous occupe, je pense au paradigme de la sécularisation interne de l'islam, appuyée sur une subjectivisation, une différenciation des sphères et une renonciation à une vision englobante. L'idée, en gros, est que les formes radicalisées d'islam politique seraient une simple survivance en déclin irréversible. Ce paradigme est intéressant, mais je crois qu'il est à revoir, au moins en partie. La sécularisation interne de l'islam ne saute pas forcément aux yeux quand on compare, par exemple, la société égyptienne de 1950 avec la société égyptienne de 2012. Ou la société iranienne, algérienne, etc. A suivre.... et bOnne nuit !

  • Mon paradigme perso sur les extrémismes (ce que Sebastien Fath appelle "les formes radicalisées" je supoose ? ), est que, en situation stable, ça vient d'un problème d'identité. Quand il y a une guerre, évidemment, ce paradigme ne fonctionne pas.

    Bien sûr je ne vais pas m'aventurer à le prouver pour les régions couvertes par l'extrémisme musulman ! (surtout qu'il y a la guerre dans de nombreux endroits) Si j'avais le temps je lirais plutot des Experts.

    La France me parait être dans une situation calme ; la Crise que subit la france est une vaguelette par rapport à ce que vivent de nombreux pays. Aussi, il me semble que les extrémismes de tous bords (d'ailleurs bien modestes) (heureusement) que l'on voit ici et là dans notre beau pays s'expliqueraient ainsi.

    Mais dont auquel pondéré par ailleurs sauf que et alors.

    Fin de mon paradigme perso.

    S'il en est d'autres, que l'on partage les paradigmes du petit matin ?

  • Cher Sébastien Fath,
    J'étais intervenu sur votre blog à propos de la Tunisie. Je vous avais posé la question de la compatibilité entre islam et tolérance des politiques vis-à-vis des autres religions. Vous m'aviez cité le Mali en exemple... Je tiens à vous féliciter pour votre honnêteté intellectuelle, rare dans le milieu de la recherche en sociologie (plus intéressée comme vous le soulignez par le politiquement correct et le carriérisme).

    Même si certainement nous ne partageons pas la même vision de l'Islam en tant qu'idéologie subversive, vous lire, parfois réconforte. Continuez comme cela, vous êtes un digne représentant du citoyen éclairé

  • Merci pour ces précisions. Votre note, très intéressante, devient limpide avec ces explications.

    Cordialement

  • Bonjour, j'ai attendu quelques jours avant de réagir à votre note sur le Mali. Je vous avais à l'époque signalé l'exemple du Mali comme lieu de tolérance, y ayant travaillé comme missionnaire des ADD de France pendant 8 ans. J'ai pu joindre au téléphone plusieurs pasteurs dont celui de Mopti et celui de Tombouctou. Je vous mets ici le témoignage du pasteur Mohammed Ag Yattara dit Bouya de Tombouctou.
    "L'heure est grave car Tombouctou est tombée dans les mains d'AQMI et des Rebelles du MNLA !
    En premier lieu, j'étais occupé à envoyer rapidement ma femme Maouda et le reste de la famille sur Bamako, la capitale. Car c'était la chasse aux chrétiens, aux Pasteurs et ensuite pour saccager les Eglises ! Nous avons à faire à quatre groupes très dangereux : AQMI lui même, Ansar Adin, Boko Haram du Nigeria et le Mouvement MNLA qui se sont emparés de nos Régions et villes. Je suis arrivé malade hier soir car j'ai marché 20 km à pied avant de prendre une pinace pour rejoindre Mopti et ensuite Mopti - Bamako par bus.
    Merci pour vos prières, pour notre église et nous-mêmes, car nous sommes tous descendus sur Bamako et aussi votre soutien moral dans notre situation de réfugiés!
    Nous sommes en sécurité."

  • J'ai beaucoup de peine à comprendre qu'on puisse considérer comme étant sur le même terrain, celui de la religion, l'Islam (ou toute autre religion), et la foi chrétienne, qui n'est pas une religion. Clairement : Jésus n'est pas venu apporter une religion, mais la relation (foi) avec le Père. Paul Watzlawick a pertinemment démontré qu'on ne peut résoudre un problème en cherchant la solution dans le même référentiel que le problème. Il faut monter d'un cran, considérer le problème à partir du méta-référentiel. Ici, le référentiel est la religion. Et le méta-référentiel est la foi. Ainsi, considérer une religion quelconque comme un danger pour la foi chrétienne est un non sens. De nouveau, Jésus n'est pas venu apporter une religion : Il est venu apporter la vérité, qui libère, y compris de la religion. La Terre promise est notre territoire intérieur, dont Christ est le Roi : comment une religion peut-elle mettre en danger cette Royauté ? Les religions (y compris la "religion chrétienne") peuvent attaquer tout ce qu’elles veulent : elles ne peuvent pas restreindre la Royauté de Christ en nous!

  • J'ai rédigé cet article en apprenant le sort de Caritas à Gao : http://fidepost.com/inquietudes-autour-du-sort-des-chretiens-du-mali-menaces-de-mort-par-les-islamistes/

    A noter que "Face au danger pour toute la société, 20 000 chrétiens et musulmans ont prié pour la paix dans un stade le 31 mars." On approuvera ou non, y voyant ou non un mélange, mais le propos est de témoigner de la paix entre chrétiens et musulmans dans ce pays.

  • La carte "Putsch info" présentée ici en illustration est fausse puisque la ville de Mopti est restée sous le contrôle de Bamako. Par ailleurs sa légende "Zone occupée" est orientée politiquement. Est-elle le reflet exact de l'orientation politique de l'auteur du blog ? Est-ce à dire que les Touaregs sont des occupants dans le pays Touareg ? Est-ce à dire les Touareg n'ont pas le droit d'être chez eux dans le Sahara ? Je ne comprends pas l'anti-touareguisme implicite de cette légende "zone occupée".

    Concernant le droit de conversion, je signale l'article suivant qui évoque les récentes prises de position de la mosquée AL-Azhar qui élude, donc implicitement refuse, la liberté de conversion : http://www.lavie.fr/chroniques/matinale-chretienne/al-azhar-promeut-la-liberte-religieuse-18-01-2012-23266_167.php

  • Bonjour,

    je n'ai pour ma part jamais compris qu'on puisse annoncer la fin de l'islamisme politique : une simple lecture du Coran explique sans ambigüité que la conquête territoriale et politique est revendiquée comme essentielle à la conquête religieuse. Elle peut la précéder ou la suivre, mais elle n'est pas facultative, chaque territoire étant classé soit comme terre d'Islam (Dar-al-Islam), soit comme terre à conquérir (... j'en ai oublié le nom arabe).

    Il serait peut-être intéressant de creuser l'idée selon laquelle l'Islam n'est tolérant... qu'en pays de tradition chrétienne, ce qui fut le cas du Mali colonisé. Je ne suis pas universitaire, mais je ne trouve aucun contre-exemple à cette idée.

    Amitiés, et merci pour votre travail.

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